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  • Parfum de fumée (2)

    3010983881.JPGMa mère avait vingt ans et vivait seule dans une mansarde en Vieille ville. La logeuse, une intraitable Valaisanne à chignon torsadé et à minerve, vérifiait les allées et venues de toutes ses locataires. Ma mère ne pouvait inviter personne. Mon père était un homme de passage. Il voyageait pour son travail. Lequel ? Ma mère est toujours restée mystérieuse. Il avait tout le temps un carnet et une plume à la main. Il vivait à l’hôtel. Comme on passe d’île en île, mon père changeait souvent de point de chute. Comme si quelqu’un le poursuivait. Qu’il voulait effacer ses traces.

    Cet hiver-là, il a loué une chambre au Richemond. Ce n’est pas la première fois. Il aime le charme de cet hôtel centenaire. Le piano-bar et les salons feutrés, la belle terrasse en face du monument Brunschwick (qui ressemble la nuit au Taj Mahal). Le balcon où il vient fumer une cigarette en regardant le lac qui change souvent de couleur. Il note tout dans son carnet. Il épie. Il espionne.

    Pour ma mère, c’est un agent secret.

    Il lui donne rendez-vous au bord du lac. Elle refuse. Il insiste. Elle finit par accepter.

    Ils se promènent sur la rade. Intimidés. Sans dire un mot. Entre deux rayons de soleil. C’est la fin de l’hiver. Chaque jour on voit passer les quatre saisons. Ce n’est jamais bon signe. Le ciel est gris et noir. Ils pressent le pas pour se réchauffer. La bise se lève sur les quais. Le tonnerre gronde. Ils se mettent à courir. Une neige mouillée tombe du ciel. Ils vont se réfugier sous un auvent.

     C’est là, près de l’église épiscopale, que mon père en profite pour embrasser ma mère. Trempée et grelottante, elle n’a pas le courage de se défendre. Ils attendent la fin de l’averse. Elle ne vient pas. Ils s’embrassent à nouveau. Elle finit par se dégager.

     « Je dois rentrer chez moi, dit-elle.

          Pourquoi ? », finit-il par articuler.

    Ils fument une cigarette en attendant que le ciel s’éclaircisse. Il ne s’éclaircit pas. Au contraire, la neige souffle en tourbillons. La protégeant avec son pardessus, il la guide jusqu’à l’hôtel. Elle ne voit pas où il l’entraîne. Ils montent dans sa chambre. Elle tremble dans ses vêtements mouillés. Il lui propose de prendre un bain. Elle ne veut pas. Elle a trop peur de l’inconnu. Dans son pays, ces choses ne se font pas. Il promet d’être sage. Frigorifiée, ma mère finit par dire oui. Il va fumer une cigarette sur le balcon. Le Salève est noyé dans le brouillard. Le lac ressemble à de l’ardoise.

    Mais il ne finit pas sa cigarette. Son désir est trop fort. Quand il la voit, surprise, pressant une serviette contre ses seins, il oublie sa promesse. Et, comme le jour décline, leurs bouches se collent l’une contre l’autre. Ils ne respirent plus. Ils ne se parlent pas. Deux étrangers comme à l’écart du monde. Et stupéfaiIls. Ils sont dans le vide amoureux.

    © Photographie : Bernard Faucon.

  • L'ère du soupçon

    images-3.jpegIl faut imaginer Adam heureux. Il était seul sur terre. Autour de lui, rien que la nature vierge et sauvage. Il pouvait délirer des heures dans la forêt sans que personne ne l’interrompe ou ne le contredise. Ève n’était pas encore là pour lui couper la parole. Mais parlait-il déjà ? Pour dire quoi et à qui ? Avait-il donné un nom aux fleurs des prairies, aux nuages du ciel, aux animaux qui menaçaient sa vie ?

     Le premier homme est important. Mais c’est un mythe : l’Unité primordiale, la Vérité immaculée, l’Origine pure. Tout cela a été inventé après coup. Par les religions, la philosophie, la morale. Il n’y a plus qu’une poignée de nostalgiques pour croire encore à l’unité indivisible de l’homme, et à sa pureté naturelle.

    Car tout commence, en vérité, avec le deuxième homme — autrement dit la femme. C’est Ève qui, en même temps qu’elle jette Adam dans les tourbillons de l’histoire et de la connaissance (c’est-à-dire de l’évolution), invente le langage. Les mauvaises langues prétendent d’ailleurs que depuis que la femme a inventé la parole, elle ne veut plus la rendre ! Oui, c’est l’autre qui invente la langue, qui suscite le dialogue, qui provoque la contradiction. C’est l’autre qui, par sa présence, son écoute, vous remet constamment à votre place quand vous vous égarez. C’est l’autre qui, d’un sourire ou d’un mot cruel, débusque vos mensonges.

     Avec le deuxième homme — disons la femme ! — commence l’ère du soupçon.

     Seul, l’homme n’existe pas. Il se ment sans cesse à lui-même. Il se berce d’illusions. Il se croit le maître du monde.

    DownloadedFile.jpegC’est ce qui est arrivé, il y a peu, à Jérôme Cahuzac, ministre français des Finances, donnant des leçons de morale à la terre entière avant de se prendre les pieds dans un tissu de mensonges. Certes, sa femme l’avait dénoncé. Médiapart a suivi. Et, comme une meute, les journalistes, l’ont dévoré vivant. C’est aujourd’hui le sort des gens que l’on soupçonne…

     En même temps, par un curieux hasard (à qui profite-t-il ?), des milliers de noms d’avocats et d’hommes politiques circulent sur des listes noires, les « Offshore leaks ». Tous des menteurs et des fraudeurs potentiels ! L’ère du soupçon est généralisée. Aux yeux de ces nouveaux inquisiteurs, tout le monde est suspect a priori. Il ne s’agit pas seulement de surveiller son voisin : il faut aussi le dénoncer si l’on remarque quelque chose d’anormal (on appelle ça des whistleblowers). La presse, chargée d’instruire le dossier, est ravie : elle peut jouer les redresseurs de tort. Le feuilleton est infini, et les tirages remontent. Mais est-ce bien moral ?

    Adam ne connaissait pas le soupçon. Il était seul et brave. Il luttait pour sa survie, terrassait des mammouths, traversait des fleuves à la nage. Était-il heureux pour autant ? Je n’en suis pas certain. Car quand il réalisait un exploit, à qui voulez-vous qu’il aille le raconter ?

  • Parfum de fumée

    4U00060.JPGMa mère fumait des Mercedes. Une marque qui n’existe plus. Comme ma mère, d’ailleurs.

    Elle fumait du bout des lèvres, aspirant la fumée par saccades, puis la rejetant lentement, en fermant les yeux, laissant sur le filtre de petites cicatrices rouges. À cette époque, tout le monde fumait. Chez soi. Dans la rue. En vacances comme au travail. Et les chambres d’hôtel, quand vous déposiez vos bagages, avaient toujours ce parfum de fumée qui vous accompagnait pendant votre séjour. C’était le signe qu’elles avaient été habitées.

    Tant de fantômes habitent les hôtels !

    À Genève, je descendais toujours au même hôtel situé entre le lac et les Pâquis. Un des points névralgiques de la ville. Et je louais toujours la même chambre. Au cinquième. Une chambre toute en longueur qui s’ouvre sur un grand balcon. On voit la cathédrale et le Jet d’eau tout proche. Et on est face au lac gris et bleu : notre mer intérieure.

    Ma mère, je l’ai connue au temps de sa splendeur. Elle avait vingt-et-un ans quand je suis né. Elle était venue d’Italie après la guerre, comme tant de ses compatriotes. Son pays était un champ de ruines. Pas de travail. Rien à manger. Aucune perspective d’avenir. Elle avait pris le train depuis Turin, à la gare de Porta Susa, et ce train l’avait emmenée de l’autre côté de la frontière. Elle avait atterri en Suisse par hasard. Pour s’en sortir, elle avait exercé bien des métiers. Sa licence de Lettres ne lui avait pas servi à grand-chose. Elle avait travaillé comme vendeuse dans un grand magasin de bas. Puis la patronne l’avait mise à la porte en l’accusant d’avoir fait tourner la tête à son fils. Ce qui n’était pas faux. Mais à l’époque ces choses ne se faisaient pas. Ensuite, ma mère avait été ouvreuse un Cinébref, un cinéma permanent des Rues basses. La journée, il y avait des programmes pour enfants. Mais, le soir venu, l’offre était plus spécialisée. La clientèle, plus interlope. Et presque exclusivement masculine. Au Cinébref, on entendait des bruits bizarres. Des cris. Des chuchotements. Comme tout le monde fumait, l’écran était couvert de gros nuages gris. Ma mère accompagnait les solitaires jusqu’aux fauteuils. Plus rarement des couples d’amoureux.

    « Nous sommes des îles perdues au milieu de la mer » disait-elle.

    Elle aimait son travail, être à l’abri des regards indiscrets. Fumer une Mercedes entre deux projections.

    Je sens encore sur moi son parfum de fumée.

    Mon père était un homme de l’ombre. Il fumait des Gauloises disque bleu. Une marque qui n’existe plus. Il parlait peu. Il allait rarement au cinéma. Il ne lisait que les journaux sportifs. Un flâneur solitaire qui passait d’île en île, le jour venu, jusqu’à la nuit tombée.

    À cette époque, le Salon de l’auto se tenait en pleine ville, au Palais des Expositions. Pour tout le monde, c’était l’occasion de sortir et de faire la fête. Et les gens accouraient, de toute la Suisse, pour découvrir les voitures amphibies ou les nouvelles Américaines décapotables. Comme chaque année, mon père flânait entre les stands en tirant sur sa cigarette. Il rêvait de vitesse et d’évasion, lui qui n’avait pas de permis. Après la fermeture, comme la nuit était belle, il est allé au Cinébref. C’est là qu’ils ont fait connaissance. Dans la pénombre. Au milieu des chuchotements. Sans se voir ils se sont reconnus. Mon père était gêné. Ma mère a haussé les épaules. Ils n’ont pas échangé un mot. Les yeux se sont à peine croisés. Pourtant quelque chose s’est passé. Ce soir-là. Dans ce cinéma permanent. Les jours suivants, mon père est retourné au Cinébref. Seul. Il a revu ma mère, mais n’a pas obtenu de rendez-vous. C’était une femme farouche. Une Étrangère à principes. Enfin, il lui a proposé une cigarette. Ma mère a accepté. Et ils ont fumé en silence deux Disque bleu.

    C’est le début de leur histoire.

    © photographie de Bernard Faucon.