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roman

  • Un éloge bouleversant (Mariia Rybalchenko)

    Le COVID-19 aura fait beaucoup de victimes, dans les EMS bien sûr, mais aussi dans les salles de cinéma et de théâtre, les festivals et les concerts, le monde de l'édition. Les livres parus fin février, puis en mars-avril ont été fauchés net par le virus. Heureusement, ils ont une seconde vie, en librairie et en ligne, et on peut toujours se les procurer.

    images.pngC'est le cas d'un magnifique petit livre, Éloge érotique de Richard M.*, écrit par Mariia Rybalchenko, une jeune étudiante ukrainienne venue suivre à Paris des cours de philosophie hébraïque. Même si le titre, un peu accrocheur, ne rend pas justice au roman lui-même, ce livre est une des très bonnes surprises de cette année.

    C'est une histoire d'amour, impossible bien sûr, entre deux solitaires, deux exilés, Mariia et Richard, 22 et 66 ans, teintée de mélancolie et de désir. Un désir fou qui donne au livre un ton charnel et désespéré. Ils se rencontrent chez une amie, puis Mariia prend les devants. Et très vite ils entrent dans une intimité étrange, de chair et de lectures, de promenades et de longues discussions. La rencontre entre deux solitudes.

    images-4.jpegComme on sait, Richard M. — autrement dit Richard Millet — est aujourd'hui l'écrivain maudit par excellence. Auteur de nombreux livres remarquables, comme Ma vie parmi les ombres** ou Le goût des femmes laides***, il a été mis au ban de la bonne société littéraire germanopratine en publiant, en 2012, Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik****. Tout le monde bien-pensant lui tombe dessus, le pauvre J.M.G. Le Clézio comme la terrible Annie Ernaux, qui signent à cette époque une assez infâme lettre ouverte. Résultat de la curée : Richard Millet est chassé de Gallimard où il était directeur littéraire. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à publier, surtout chez Léo Scheer et Pierre-Guillaume de Roux, son extraordinaire Journal, ainsi que d'autres textes importants. Sans conteste, Millet figure parmi les écrivains français les plus importants d'aujourd'hui.

    mariia rybalchenko,richard millet,pierre-guillaume de roux,roman,amour,littératureTout cela, Mariia ne le sait pas. Elle n'a encore rien lu de Richard M. Mais les livres sont des passerelles, et parfois aussi des écueils. L'amour (le désir, la solitude, le silence) tisse des liens qu'elle restitue dans une langue (le livre est écrit en français!) à la fois précise et sensuelle, d'une très grande musicalité. C'est la chronique d'un amour impossible (Richard s'extasie sur la jeunesse de Mariia et se lamente sur sa vieillesse), qui passe par les corps et les mots, sans jamais être scabreuse, ni tape-à-l'œil. Tout sonne juste dans ce roman qui entraîne le lecteur de la Mer Noire à Paris, de la Corrèze à Kiev, dans un chassé-croisé charnel et lyrique (pour ne pas dire mystique).

    Une très belle surprise de lecture !

    * Mariia Rybalchenko, Éloge érotique de Richard M., roman, éditions Püierre-Guillaume de Roux, 2020.

    ** Richard Millet, Ma vie parmi les ombres, roman, Folio.

    *** Richard Millet, Le Goût des femmes laides, roman, Folio.

    **** Richard Millet, Langue fantôme, essai, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012).

  • Angoisse et tremblements (Serge Bimpage)

    images-2.jpegCinq ans après La peau des grenouilles vertes*, un polar inspiré par l'affaire de l'enlèvement de Joséphine Dard, Serge Bimpage, ancien journaliste au Journal de Genève, à l'Hebdo et à la Tribune de Genève, nous donne Déflagration**, son livre le plus abouti. Brassant une multitude de thèmes d'actualité (le réchauffement climatique, le mouvement #MeToo, le confinement, la collapsologie), il construit un roman riche et fort qui tient le lecteur en haleine d'un bout à l'autre de ses 500 pages.

    Impossible de raconter les détails de cette déflagration sans risquer de jouer les spoilers! Il faut laisser au lecteur le plaisir de se faire mener en bateau, si j'ose dire, par une écriture alerte et surprenante qui vole de péripéties en rebondissements, multiplie les personnages et les intrigues, passe au scanner nos peurs et nos fragiles émotions.

    images-3.jpegSolidement construit en trois parties (avant, pendant, après), le roman suit les méandres et les doutes de Julius Corderey, professeur d'Histoire à l'Université de Genève et auteur d'un livre qui a fait date, autrefois, Une île au milieu de l'Europe (livre, par ailleurs, dont on ne saura rien). Mais la gloire est lointaine et fugace. Il ronge aujourd'hui son frein entre une épouse, la riche Inès, dont il passe son temps à se séparer, une assistante slave qui lui réservera quelques surprises, des étudiants médiocres et une mère, Amélie, qu'il a reléguée dans un EMS de luxe. Sa vie est une fragile construction qui menace à chaque instant de s'écrouler.

    Et, bien sûr, c'est ce qui se passe!

    Mais pas de la manière attendue. La première partie, menée tambour battant, repose sur un constat d'échec (sentimental et professionnel). C'est aussi un coup de semonce. Une sorte d'avertissement qui permet à notre professeur, « un peu réac et passéiste » de se réveiller et de trouver la force de se reconstruire, comme on dit aujourd'hui.

    C'est alors que la catastrophe survient, parfaitement imprévisible (et à vrai dire quelque peu improbable). Le terre se réveille brusquement et se révolte. Le Petit-Pays, bâti sur une ancienne et profonde faille géologique est pris de soubresauts. Et des torrents de lave se déversent sur le plateau, formant une sorte de bouchon sur le lac de Constance et menaçant d'inonder les grandes villes du pays.images-4.jpeg L'hypothèse est séduisante (même si elle est fragile) et parfaitement d'actualité. Car cette menace conduit les autorités, pour protéger la population, à imposer un confinement qui ressemble beaucoup à ce que nous avons vécu (le roman de Bimpage, commencé il y a plusieurs années, a été rédigé avant la saga du Covid-19 et montre qu'une fois de plus les écrivains sont en avance sur leur temps !). Cette deuxième partie, qui ramènera Corderey dans le village de son enfance, Marmottence, au cœur du pays d'En-Haut, creuse à la fois l'angoisse de la catastrophe imminente et le besoin de retrouver des racines et un socle solide à sa vie (il est « confiné » dans le chalet d'Amélie et retrouve les gestes et les émotions d'autrefois). En plus d'une réflexion sur les changements climatiques, Bimpage aborde le thème des réfugiés, étrangers au petit village, qui viennent chercher refuge à Marmottence. 

    Quelle conclusion apporter à ce roman touffu et très hégélien (thèse, antithèse, synthèse) ? Après tant de bouleversements, comment ce brave professeur Corderey va-t-il réagir ?

    Il a beaucoup changé, comme tous les habitants du Petit-Pays. Il a tenté de faire de l'ordre dans sa vie en se débarrassant du superflu ou du superficiel. L'après va-t-il ressembler à l'avant ? Ce serait dramatique. On sent Bimpage partagé entre son désir de changement (tout recommencer à zéro) et son aspiration à revenir à la vie d'avant (une vie somme toute routinière et bourgeoise). Il y a bien quelques lignes de fuite, en particulier du côté des collapsologues qui se réunissent en secret à Marmottence pour préparer la fin du monde. Mais on sent que l'auteur n'y croit pas. Pas plus qu'il ne croit au retour au status quo ante. Cette conclusion laisse le lecteur dans l'expectative et le renvoie à ses propres interrogations. 

    C'est un livre important que ce Déflagration de Serge Bimpage — un livre qui ne laisse pas le lecteur indemne et fait trembler en lui des peurs très anciennes et irraisonnées. L'auteur y a mis beaucoup d lui-même et il ne triche pas. Ses personnages nous accompagnent encore bien après que l'on a refermé le roman. 

    Une réussite.

    * Serge Bimpage, La Peau des grenouilles vertes, roman, éditions de l'Aire, 2015.

    ** Serge Bimpage, Déflagration, roman, éditions de l'Aire, 2020.

  • Josette Bauer, femme fatale en cavale (Pierre Béguin)

    Unknown-2.jpegPierre Béguin aime les affaires au carrefour du droit, du fait divers et de la littérature. Il s'était déjà penché sur l'affaire Jaccoud, qui défraya la chronique judiciaire dans les années 50, et en avait tiré un très bon roman, Condamné au bénéfice du doute*, couronné par le Prix Édouard-Rod en 2016. Ensuite, il s'était inspiré d'un fait divers colombien, mêlant trafic d'organes et guerre des gangs, pour nous donner un roman baroque, Et le mort se mit à parler**. Aujourd'hui, il réinvente, à la suite d'une enquête minutieuse, la fameuse « affaire Josette Bauer », dont certains Genevois se souviennent encore.

    Le résultat ? La Scandaleuse Madame B.***, un roman sulfureux et détonant, très au-dessus de ce qui se publie d'ordinaire en Suisse romande.

    detective-n-740-du-02-09-1960-josette-bauer-rehabilitation-de-pierrre-jaccoud-1007653656_ML.jpgRappelons les faits : en 1957, Josette Bauer, une jeune femme genevoise qui aime les fêtes et la belle vie, se voit accuser de complicité dans le meurtre, assez atroce, de son père. Ce n'est pas elle qui l'a tué, mais son mari, Richard Bauer, un homme très faible, mais amoureux, pris à la gorge par ses soucis financiers. A l'heure du meurtre, Josette se trouve dans une boite de nuit de Rolle en train de faire la bamboula avec son amant. Josette n'a pas tué, mais très vite elle va devenir, aux yeux des jurés et des journalistes, l'instigatrice du meurtre, celle qui a incité son mari à tuer son père. Après une longue enquête, dont Béguin reconstitue minutieusement chaque détail, le couple est arrêté. Le mari passe aux aveux. Déjà condamnée par la vox populi, Josette écope de plusieurs années de prison. Elle sera emprisonnée en Suisse alémanique et purgera, en détenue modèle, la presque totalité de sa peine. Pourquoi « presque » ? Eh bien, à quelques mois de sa libération, Josette s'évade !

    La plus grande erreur de sa vie, avoue-t-elle. Mais aussi le début d'une fantastique épopée…

    Pendant plusieurs années, on perd la trace de la « scandaleuse Madame B. ». Josette vit en cavale, se fait refaire le visage (l'opération de chirurgie esthétique, réalisée clandestinement à Paris, tourne à la boucherie), vit d'expédients. Béguin suit cette femme ordinaire au destin extraordinaire à la trace, comme s'il vivait dans son ombre. L'Algérie, puis l'Espagne : autant d'étapes d'une cavale douloureuse. A chaque fois, dirait-on, l'histoire se répète : alors qu'elle tâche de refaire sa vie dans le milieu de l'équitation (elle a toujours eu la passion des chevaux), Josette est obligée de fuir, en perdant tout à chaque fois, comme si un destin funeste s'acharnait sur elle.

    On retrouve sa trace aux États-Unis, en Floride plus précisément, dans les années 60, où l'audacieuse Genevoise est arrêtée, avec son complice, alors qu'elle transporte, cachés dans son corset, deux kilos d'héroïne. Nouveau procès (expéditif). Nouvelle condamnation. Unknown-3.jpegJosette — qui entretemps a changé d'identité et s'appelle maintenant Jean Baker ! — conclut un marché avec la police américaine à qui elle livre les noms de plusieurs trafiquants de drogue européens — des gros bonnets qui forment le fameux réseau de la French Connection (rien que ça!). Une fois encore, Josette s'évade pour recommencer sa vie ailleurs, dans l'anonymat et la clandestinité. L'histoire n'est pas finie. Elle connaîtra encore bien des rebondissements. Mais j'en ai déjà trop dit…

    Le roman de Béguin est écrit à deux voix. Deux styles. Deux rythmes différents. La voix du narrateur, factuelle et sûre d'elle-même. Et la voix suraiguë, un peu flûtée,  très vite reconnaissable, de l'écrivain américain Truman Capote qui se passionne pour cette affaire. Deux styles, donc, deux voix et deux rythmes. Tandis que le narrateur fonce et enchaîne les faits sur un rythme soutenu, la voix de Truman Capote marque une pause, un temps de réflexion, une méditation sur le destin de Josette et l'œuvre à venir (car Capote rêve d'écrire LE grand livre sur l'affaire Bauer, un livre qui établira définitivement son génie d'écrivain). images.jpegC'est le tour de force de ce livre que de faire alterner ces deux voix si différentes, chacune allant sa propre allure. Le narrateur décrit les faits, comme un policier ou un historien, et Capote les éclaire, les interroge, les passe au scanner de son propre regard. Réussite absolue. Pour nous faire entendre la voix de Capote, Béguin nous livre une partie (inventée) de sa correspondance. Capote écrit à ses amis, nous fait part de ses soucis de santé et tient au vitriol la chronique de ses sorties mondaines. C'est un délice que de le suivre à travers le monde (Capote voyage beaucoup) et de croiser au fil des pages Jackie Kennedy, les Rolling Stones, la famille Agnelli et quelques autres people

    __multimedia__Article__Image__2020__9782226444974-j.jpgAvec La scandaleuse Madame B., Pierre Béguin nous donne sans doute son meilleur livre, le plus abouti, le plus inventif et le plus ambitieux. Il place la barre très haut et relève brillamment le défi de raconter le destin extraordinaire d'une « petite » Genevoise, insouciante et délurée, dont la vie est une perpétuelle fuite en avant — une tentative désespérée de se sauver. Car au cœur du roman de Béguin, il y a la question du crime et de la rédemption. Peut-on se racheter d'un crime que l'on n'a pas commis ? (Josette a toujours nié est coupable du meurtre de son père) ? Comment refaire sa vie ? A-t-on droit à une seconde chance ? Et au droit à l'oubli ?

    Pierre Béguin brasse toutes ces questions et laisse le lecteur décider par lui-même du verdict de cette scandaleuse affaire.

    * Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, roman, Bernard Campiche éditeur, 2016.

    ** Pierre Béguin Et le mort se mit à parler, roman, Bernard Campiche 2017.

    *** Pierre Béguin, La scandaleuse Madame B., roman, Albin Michel 2020.