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chroniques nouvelliste

  • L'art oublié des femmes

    images.jpegÉcrire un texte, c’est tisser une étoffe. D’ailleurs, les mots texte et tissuont la même étymologie. C’est pourquoi, depuis Homère, Pénélope est la mère des écrivains, elle qui remet cent fois l’ouvrage sur le métier et s’amuse à défaire, la nuit, ce qu’elle a tissé pendant le jour, en attendant son Ulysse de mari qui vagabonde et fait des galipettes.

    Écrire, c’est tisser, et tisser, depuis les temps les plus anciens, est l’apanage des femmes. Avant même l’invention du tissu (pour se protéger du froid, puis pour cacher les « parties honteuses »), les femmes avaient le goût, pour elles-mêmes et sans doute aussi pour le plaisir de leur(s) amants(s), de tisser les poils de leur toison pubienne.

    Ce n’est pas moi qui le dis, mais Sigmund Freud, un médecin viennois qui a réussi…

    Les femmes ont inventé le tissage, et par conséquent l’écriture.  On apprend aujourd’hui que ce sont elles, de surcroît, qui auraient peint les bouleversantes fresques des grottes de Lascaux — et non ces hommes du paléolithique, barbus et assoiffés de viande fraîche. Ces fresques qui marquent, par leur fantasmagorie bariolée, la véritable invention de l’art (16'000 ans avant notre ère).

    Quelle découverte !

    Après de longues recherches, l’archéologue Dean Snow, de l'Université de Pennsylvanie, est arrivé à la conclusion que 75% des peintures de bisons, mammouths, chevaux et autres cerfs capturés par des hommes, avaient été réalisées par des femmes. Comment en être sûr ? L’empreinte des mains, la longueur des doigts et leur écartement correspondent précisément à des mains de femmes.

    Est-ce une surprise ? Non, répond le chercheur : 118-lascaux.1210942918.jpg« Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ce sont les hommes qui tuent. Mais la plupart du temps, ce sont les femmes qui rapportent les proies au camp. Elles sont donc autant concernées par la chasse que les hommes. »

    Ce n’est pas une surprise, donc. Pourtant, comme c’est curieux, personne ne l’avait suggéré auparavant. Croyait-on les femmes incapables de peindre ou d’écrire ? Les avait-on déjà confinées, à l’aube des temps, aux fourneaux et aux tâches ménagères ? Les paléontologues ne seraient-ils pas un peu machistes ?

    Freud dirait que tout cela est normal : étant à l’origine de toute vie, la Créatrice par excellence, la Femme-Mère a inventé les arts dans la même foulée. La musique, par sa voix mélodieuse. L’écriture, par son tissage habile. Et la peinture, grâce à ses petites mains magiques.

    Que nous reste-t-il alors, à nous autres, qui n’avons rien inventé ?

    La guerre ? Le bricolage ? Le fameux muscle Heineken ?

    Les hommes sont condamnés, depuis toujours, aux seconds rôles. Des faire-valoir. Des followers, comme ont dit aujourd’hui…

    Il fallait un chercheur américain au nom de neige, Dean Snow, pour enfoncer le clou et nous rappeler à notre humble condition.

  • Aimons les écrivains vivants !

    Il est de bon ton, sous nos latitudes chrétiennes, de vouer une sainte vénération aux morts. Et surtout aux écrivains morts. Il n’est de bonne plume, profonde et immortelle, semble-t-il, que les écrivains enterrés, il y a un siècle ou deux, et devenus brusquement classiques à leur enterrement.

    images.jpegPrenez Kafka ! Lu et admiré, de son vivant, par un petit cercle d’amis pragois (qui le prenaient, d’ailleurs, pour un auteur comique !), une poignée de romans et nouvelles publiés sans écho, ni renommée, même locale ! Franz Kafka devenu icône de l’écrivain moderne dévoué tragiquement à son œuvre — alors qu’il était un écrivain du dimanche !

    Regardez Proust ! Trop dédaigné de son vivant, cultivant la légende d’un jeune oisif, très snob, intelligent et paresseux, qui soudainement saisi par une illumination, s’est installé à sa table de travail en se disant : « Aujourd’hui, je vais écrire À la recherche du temps perdu… » Proust oublié de son vivant, redécouvert dans les années 50, et devenu, pour les critiques littéraires (qui ne prennent jamais beaucoup de risques), le patron du roman contemporain…

    Et Joyce ! Un premier livre passé inaperçu, une recueil de nouvelles très classiques, puis un grand livre, Ulysse, refusé par toutes les maisons d’édition et publié, en France, par deux libraires un peu folles qui le vendirent à quelques exemplaires. images-1.jpegEnfin, après une mort aussi discrète que fut sa vie, Joyce est redécouvert dans les années 60 et devient le porte-drapeau du roman à la mode de l’époque : le Nouveau Roman…

    Et en Suisse, me direz-vous ?

    Les exemples sont légion. Prenez Ramuz, poursuivant son œuvre dans une semi clandestinité à Pully, après la déroute parisienne. Édité, oublié, puis vénéré au point d’être accueilli dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, noyé sous les notes des cuistres ! Et Nicolas Bouvier, qui édita L’Usage du monde, son premier livre (refusé par une vingtaine de maisons d’édition) à compte d’auteur ! images-3.jpegSuccès d’estime de son vivant et devenu, bien malgré lui, saint patron des écrivains-voyageurs après sa mort…

    Il faut, bien sûr, honorer les défunts. C’est un devoir et un hommage nécessaires. Et une manière, aussi, de réparer une injustice qui leur fut faite quand ils vivaient. Mais il ne faut pas oublier les vivants. Jeunes ou moins jeunes, d’ailleurs. Ceux qui œuvrent dans le noir, qui creusent leur trace discrètement, obstinément, qui cherchent leur chemin dans l’époque aveuglante qui est la nôtre.

    Honorons les morts, certes, mais pas la mort, qui est toujours une défaite.

    Lisons, célébrons, encourageons les écrivains tant qu’ils sont vivants ! Saluons les artistes qui respirent, écrivent, peignent, inventent des mélodies ou des histoires, juste à côté de nous.

    Car ils nous aident à vivre, comme les morts que nous vénérons. Ils élargissent le champ de notre expérience et de nos sens. Ils sont vivants, fragiles et incertains, éphémères, taciturnes parfois, lumineux. Nous avons besoin de leur feu et de leur lumière.

  • La littérature romande, et après…

    Depuis un siècle, la littérature romande roupillait. Romans abscons. Rêveries de gardiens de chèvre. Confessions de femmes mûres amoureuses de leur psy. Introspections vaseuses, vaguement inspirées de Paris. Dernières nouvelles de ma dépression (ou comment j’ai raté mon suicide)…

    Bref, tout ce que l’Université, un jour de pluie, avait estampillé « littérature romande » et qui a fait bâiller plus d’un lecteur.

    images-2.jpegHeureusement, ces temps mornes ont vécu. Depuis L’Amour nègre et le succès d’un certain Joël Dicker, les vannes se sont ouvertes. Et, miracle, on s’aperçoit qu’il existe une littérature vivante dans notre pays. Le terreau n’a jamais été aussi riche. Beaucoup de jeunes pousses. Et de grande qualité.

    N’en déplaise aux cuistres, on n’avait jamais vu ça auparavant.

    Chaque rentrée littéraire réserve des surprises. Des bonnes et des mauvaises. Je passerai sur ces dernières, qui sont nombreuses. Mais il y a aussi les bonnes, et les très bonnes même. Je pourrais citer dix noms d’écrivains qui n’ont pas la quarantaine, tous surprenants, tous prometteurs : Antonio Albanese, Anne-Frédérique Rochat, Damien Murith, Isabelle Æschlimann, Max Lobe, Aude Seigne, Laure Chappuis, Fred Valet, Marina Salzmann…

    Mais cette rentrée, à mon avis, est marquée par deux livres qui feront date. D’abord, c’est le premier roman d’un auteur né à Nyon, images-1.jpegAntoine Jaquier (photo de droite), qui raconte la descente aux enfers d’un jeune homme, Jacques, pris dans les rets des paradis artificiels. S’il est terrible, impitoyable même par la précision de ses scènes, Ils sont tous morts* brille aussi par son style, musical, épuré, travaillé comme une symphonie en plusieurs mouvements. Une indéniable réussite.

    Ensuite, bien sûr, il y a Mouron, Quentin de son prénom, l’agaçant surdoué de nos Lettres. Il nous avait bluffés avec son premier livre, Au point d’effusion des égouts, un peu déçu avec le second, qui se passait au Canada. images.jpegAvec La Combustion humaine**, il rue dans les brancards. C’est brillant, drôle, bien enlevé. Le jeune auteur canado-suisse (23 ans !) brosse le portrait d’un éditeur de chez nous, Jacques Vaillant-Morel, subtil mélange de plusieurs personnages bien connus. Cet éditeur, fasciné par la Grande Littérature (Proust), est déçu par l’époque morne et frivole que nous vivons et il peine à cacher le mépris qu’il porte à ses auteurs. Bien sûr, il souffre de n’être pas reconnu à sa juste valeur. On ne sait d’où il vient, ni où il va. On se demande même pourquoi il persiste à éditer des livres. Mais à travers ce personnage désabusé, Mouron dresse un état des lieux sans concession du monde littéraire romand. Ses coquetèles. Ses dames de paroisse affectées. Ses responsables de la culture ignares et fanfarons. C’est très drôle, caustique, bien observé, même si le tout, peut-être, ne fait pas un roman, mais une longue nouvelle. En tout cas, cela vaut le détour.

    La littérature romande — si choyée par les dames patronnesses — est morte. Une autre a vu le jour. Elle est vivante et colorée, drôle, tragique, originale et imaginative.

    Personne ne s’en plaindra.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, L’Âge d’Homme, 2013.

    ** Quentin Mouron, La Combustion humaine, roman, Olivier Morattel éditeur, 2013.