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  • Jean-Louis Kuffer ou l'écrivain prodigue

    images-1.jpegC'est l'un des plus beaux livres de la littérature romande. Un livre tout à la fois intime et ouvert sur le monde.  Un livre qui creuse au plus profond la terre du langage et emporte le lecteur, dès les premières lignes, dans un tourbillon d'images, de sensations et de musique. En même temps qu'un retour vers l'enfance, perdue, puis retrouvée, L'Enfant prodigue* retrace un chemin singulier, ressuscitant les chères ombres disparues (le père, la mère, le frère, les grands-parents mythiques) pour leur rendre, au centuple, ce qu'elles lui ont donné : la joie et la curiosité, le désir d'être libre et d'écrire. L'Enfant prodigue est un livre qui va compter non seulement dans l'œuvre de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, peintre et blogueur, œuvre riche, déjà, et profondément personnelle. Mais également dans la littérature de ce pays qu'il ouvre sur le chant du monde.

    — Dans la parabole biblique, l'enfant prodigue est celui qui revient vers son père après l'avoir abandonné. A cette occasion, le père organise une grande fête et se réjouit : « L'enfant que voici était mort, dit-il, et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Vers quel père, vers quelle patrie, votre enfant prodigue essaie-t-il de revenir ?
    — La parabole évangélique du Fils prodigue ne se borne pas, à mes yeux, à la leçon moralisante qu’on en  tire, du rejeton parti en ville faire les quatre cents coups et qui revient pour se soumettre au père. Ce qui m’y touche  est la joie du père à revoir son garçon, qu’on croyait perdu, et ce qui m’intéresse est la jalousie du frère, semblable à celle de Caïn. Comme ce dernier, le frère du fils prodigue ne comprend pas que son père traite mieux celui-ci que lui-même, qui a  continué d’aider son paternel en toute fidélité, alors que le père discerne ce que signifie le retour du fils «perdu». Cela étant, j’entends aussi le terme de « prodigue » dans un sens plus immédiatement généreux, désignant l’enfant qui donne beaucoup après avoir reçu beaucoup. C’est comme ça que j’ai vécu nos enfances, et je parle au nom de ma génération de l’immédiat après-guerre : comme un don prodigue qui appelle naturellement une reconnaissance. Si ce livre fait retour à une « patrie », je voudrais que cela soit conçu hors de toute référence conventionnelle, familiale ou nationale. Cependant je revendique bel et bien une filiation, qui relie le narrateur à l’amont autant qu’à l’aval. L’enfant prodigue est en effet ce que nous avons été, et ce que nous serons par le don régénérateur de nos enfants.


    — Ce qui est beau, dans L'Enfant prodigue, c'est que vous recomposez l'enfance à partir des premiers mots, perdus et retrouvés, qui resurgissent de votre mémoire. On pense à Michel Leiris (dans La Règle du Jeu) ou à Nathalie Sarraute (dans Enfance). Quels auteurs et quels livres vous ont marqué dans  votre enfance ?

    images-2.jpeg— Pour ce qu’on appelle l’enfance, disons jusqu’à dix ans: aucun auteur. Mais des tas d’histoires, et l’une d’elles qui a ressurgi dans L’Enfant prodigue, avec les personnages du petit et du grand Ivan : Londubec et Poutillon, relue récemment. L’histoire de deux garçons, d’un onirisme assez incestueux, Bouvard et Pécuchet en version érotico-angélique...


    — On pense aussi à Proust en vous lisant, tant l'importance de la mémoire est grande. Tant les souvenirs de l'enfance semblent garder intactes toute leur lumière et leur musique…
    — Cela vient, je crois, avec l’âge et le temps. Ce que je retiens de Proust, que je pratique à n’en plus finir, c’est que la mémoire est incessamment recréatrice et que l’écriture dévoile et enrichit ce palimpseste à force d’attention flottante plus ou moins  délirante. Plus on va vers la tombe et plus le moindre détail se précise du passé recouvré. En ce sens, ce livre n’est aucunement un « album de souvenirs » mais un essai de dévoilement poétique continu.


    — Votre livre est composé de sept parties : on part du jardin enchanté de l'enfance pour arriver à l'enfant à venir. Comment le texte s'est-il écrit ? Aviez-vous dès le départ cette idée que le passé rejoint l'avenir ?

    — Les sept parties du livre correspondent aux heures canoniales, de la nuit à la nuit, et par les saisons et les années succesives. Plus prosaïquement, il est ponctué par chaque retour à la table, des aubes nocturnes du début, correspondant à la nuit des temps de l’enfance où se forment les premiers mots, à la lumière ultime de Pâques. Je n’ai pas suivi, cela va sans dire, un schéma si contraignant, mais je voyais bien cette « courbe » qui marque  la progression du livre.


    — Vous consacrez de très belles pages à la nature dans votre livre (promenades, escapades, découvertes). Quel rôle joue-t-elle encore dans votre vie ?

    — À vrai dire je baigne dans la nature, qui incarne à mes yeux la divinité de l’Univers. Je ne suis pas du tout panthéiste, ni même déiste à la Rousseau, mais la nature est mon institutrice absolue : j’y puise la beauté, la bonté de ceux que j’aime, la vérité de ce qu’on peut dire d’elle , le mystère de ce qu’on ne peut pas dire, enfin tout ça. Il va de soi que les grandes villes font partie de la nature, mais je suis ataviquement plus proche du sauvage tellurique, la montagne derrière et le lac devant, comme je vous écris...

    — Il me semble que L'Enfant prodigue reprend et prolonge certains thèmes que vous évoquiez déjà dans Le Pain de coucou** (1983). En particulier la figure étonnante de vos grands-parents…
    images-3.jpeg— Les aïeux, comme les oncles, sont intéressants par le fait qu’ils sont mieux « sculptés », dans la lumière du temps, que les parents : on les voit mieux, ce sont déjà des sortes de fées ou de héros, ils nous foutent aussi la paix. On voit cela très bien chez Proust, en comparant « Maman », dont la présence reste paralysante, voire tyrannique, et la grand-mère qui laisse le Narrateur évoluer plus librement. Dans Le Pain de coucou, les aïeux alémaniques étaient assez bien silhouettés, me semble-t-il, mais il a fallu trente ans de plus pour que le grand-père paternel devienne à son tour ce personnage du mentor adorable dans L’Enfant prodigue.

    — Un mot revient souvent dans le livre : la joie. Est-ce la joie des retrouvailles (avec l'enfance) ? La joie, comme dit la parabole, d'être vivant et de renaître (grâce au langage) ?
    — Non : rien de tout ça. La joie m’est consubstantielle. Je ne vis que les retrouvailles de chaque aube. Je n’ai jamais quitté l’enfance, sauf peut-être quand j’ai cru être marxiste, entre 1966 et 1968. Là, je me suis éteint quelque temps, vampirisé par le langage du démon mesquin de l’idéologie. Mais la vie est plus forte, la poésie est plus forte, et la joie…

    propos recueillis par Jean-Michel Olivier

    * Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'Autre Part-Le Passe-Muraille, 2011.


    ** Jean-Louis Kuffer, Le Pain de coucou, Poche Suisse, L'Âge d'Homme.

  • Aimons les écrivains vivants !

    Il est de bon ton, sous nos latitudes chrétiennes, de vouer une sainte vénération aux morts. Et surtout aux écrivains morts. Il n’est de bonne plume, profonde et immortelle, semble-t-il, que les écrivains enterrés, il y a un siècle ou deux, et devenus brusquement classiques à leur enterrement.

    images.jpegPrenez Kafka ! Lu et admiré, de son vivant, par un petit cercle d’amis pragois (qui le prenaient, d’ailleurs, pour un auteur comique !), une poignée de romans et nouvelles publiés sans écho, ni renommée, même locale ! Franz Kafka devenu icône de l’écrivain moderne dévoué tragiquement à son œuvre — alors qu’il était un écrivain du dimanche !

    Regardez Proust ! Trop dédaigné de son vivant, cultivant la légende d’un jeune oisif, très snob, intelligent et paresseux, qui soudainement saisi par une illumination, s’est installé à sa table de travail en se disant : « Aujourd’hui, je vais écrire À la recherche du temps perdu… » Proust oublié de son vivant, redécouvert dans les années 50, et devenu, pour les critiques littéraires (qui ne prennent jamais beaucoup de risques), le patron du roman contemporain…

    Et Joyce ! Un premier livre passé inaperçu, une recueil de nouvelles très classiques, puis un grand livre, Ulysse, refusé par toutes les maisons d’édition et publié, en France, par deux libraires un peu folles qui le vendirent à quelques exemplaires. images-1.jpegEnfin, après une mort aussi discrète que fut sa vie, Joyce est redécouvert dans les années 60 et devient le porte-drapeau du roman à la mode de l’époque : le Nouveau Roman…

    Et en Suisse, me direz-vous ?

    Les exemples sont légion. Prenez Ramuz, poursuivant son œuvre dans une semi clandestinité à Pully, après la déroute parisienne. Édité, oublié, puis vénéré au point d’être accueilli dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, noyé sous les notes des cuistres ! Et Nicolas Bouvier, qui édita L’Usage du monde, son premier livre (refusé par une vingtaine de maisons d’édition) à compte d’auteur ! images-3.jpegSuccès d’estime de son vivant et devenu, bien malgré lui, saint patron des écrivains-voyageurs après sa mort…

    Il faut, bien sûr, honorer les défunts. C’est un devoir et un hommage nécessaires. Et une manière, aussi, de réparer une injustice qui leur fut faite quand ils vivaient. Mais il ne faut pas oublier les vivants. Jeunes ou moins jeunes, d’ailleurs. Ceux qui œuvrent dans le noir, qui creusent leur trace discrètement, obstinément, qui cherchent leur chemin dans l’époque aveuglante qui est la nôtre.

    Honorons les morts, certes, mais pas la mort, qui est toujours une défaite.

    Lisons, célébrons, encourageons les écrivains tant qu’ils sont vivants ! Saluons les artistes qui respirent, écrivent, peignent, inventent des mélodies ou des histoires, juste à côté de nous.

    Car ils nous aident à vivre, comme les morts que nous vénérons. Ils élargissent le champ de notre expérience et de nos sens. Ils sont vivants, fragiles et incertains, éphémères, taciturnes parfois, lumineux. Nous avons besoin de leur feu et de leur lumière.

  • Les livres de l'été (8) : À propos des Chefs-d'Œuvres, de Charles Dantzig

    6746f02e-5b30-11e2-a60f-8d85e800a497-493x328.jpgDe tout temps, il y a eu des lecteurs prodigieux. Le plus souvent, il venaient du monde l'Université : Thibaudet, J'ean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Michel Butor et tant d'autres. Aujourd'hui, comme on sait, l'Université n'existe plus. Mais les grands lecteurs persistent et signent. Ce sont des journalistes et/ ou des écrivains, comme Jean-Louis Kuffer ou Philippe Sollers. Parfois des éditeurs, comme Charles Dantzig (à droite sur la photo, posant devant l'Olympia de Manet). Ou de simples amateurs.

    Quelles voix s'élèvent, aujourd'hui, pour dire à la fois le plaisir et les questions de la littérature ? Non seulement classique, comme on dit, mais aussi moderne, et même la plus contemporaine ?

    Je ne citerai que trois noms, qui valent tous les critiques universitaires : 3283024.image.jpegJean-Louis Kuffer, critique, écrivain, ancien journaliste de 24Heures, dont le blog (ici) est le journal de bord d'un lecteur au long cours, retraçant l'expérience singulière de la lecture, « cette pratique jalouse » selon Mallarmé, ses doutes et ses réjouissances, ses enthousiasmes et ses questionnements. En second lieu, un écrivain si souvent accusé de faire le paon, Philippe Sollers, qui, si l'on met de côté ses romans plus ou moins expérimentaux (et plus ou moins réussis), demeure un fantastique lecteur, à la curiosité insatiable, qui voyage à travers les siècles et les frontières, capable d'éclairer Hemingway, comme Joyce ou Proust, Lautréamont ou Aragon, Philip Roth comme La Fontaine. Sollers ? Un grand lecteur, passionné, érudit, intraitable. Si vous ne me croyez pas, lisez : La Guerre du goût (Folio), ou encore Éloge de l'Infini (Folio). Ou enfin, Fugues, qui vient de paraître chez Gallimard.

    images-3.jpegVenons-en, maintenant, au troisième cas exemplaire. Un lecteur prodigieux (par son érudition), agaçant (par ses partis-pris), à la fois empathique et critique : Charles Dantzig (né à Tarbes, en 1961). Il n'en est pas à son coup d'essai, puisqu'on lui doit, déjà, un formidable Dictionnaire égoïste de la littérature française (Le Livre de Poche), ainsi que divers opuscules tels que Pourquoi lire ? (Le Livre de Poche) et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Le LIvre de Poche). Cette année, il publie À propos des chefs-d'œuvre*, une réflexion à la fois personnelle et universelle sur ce qui fait la paricularité des grandes œuvres d'art (Dantzig élargit sa réflexion à la peinture, à la danse, à la musique).

    Qu'est-ce qui fait qu'un livre, ou un tableau, ou une musique, traverse le temps et reste, contre vents et marées, toujours d'actualité ?

    D'abord, un chef-d'œuvre appartient à son temps — mais il traverse aussi les âges. « Les chefs-d'œuvre ne sont pas détachés. Ils émanent de leur lieu, de leur temps, de nous. L'homme est capable de l'exceptionnel, dit le chef-d'œuvre. » Il est fait d'une pâte à la fois humaine et inhumaine. Il marque toujours une rupture (face à la convention, à la médiocrité « qui est toujours la plus nombreuse »). Rétrospectivement, le chef-d'œuvre donne sa couleur à l'époque. « C'est un présent qui donne du talent au passé. » Il ne peut être réaliste, puisqu'il repose sur la transfiguration de la réalité. « Le réalisme, note justement Dantzig, est une forme de paresse. Ceux qui le pratiquent recopient les choses nulles qu'ils ont vues et les sentiments condescendants qu'ils en ont orgueilleusement éprouvés, rien de plus. » « Le chef-d'œuvre est moins là pour donner du sens que pour révéler de la forme. Il est un combat gagné de la forme contre l'informe. » C'est pourquoi le plus beau des chefs-d'œuvre éphémère est un bouquet de fleurs coupées…

    Alors, bien sûr, comme tous les grands lecteurs, Dantzig a ses marottes. images-5.jpegIl n'aime pas Céline, ironise sur la grandiloquence du style de Marguerite Duras, sur l'ennui des films de Benoît Jacquot, tandis qu'il célèbre Proust ou Genet, Valéry et Cocteau, et certains livres du regretté Hervé Guibert. Dans son panthéon figurent quelques curiosités, tels Sur le retour de Rutilius Namatianus (texte latin datant de 420), La brise au clair de lune, de Ming Jiao Zhong Ren (Chine, fin du XIVe siècle), ou encore les œuvres posthumes de Desportes (1611). Mais aussi Mario Paz, Henri Heine, Gore Vidal, Jules Laforgue.

    Dantzig brise une lance, également, contre la république des « professeurs restés élèves ». « Appliqué, citeur, roulant sur des vieux rails, pas rouillés, non, tellement empruntés et depuis toujours qu'ils brillent comme du neuf. En réalité, la littérature, il n'y comprend rien. En Angleterre, il peut s'appeler Georges Steiner, aux États-Unis ça a été Allan Bloom, en France il pourrait être Alain Finkelkraut. (…) Voici un grand secret : en matière de littérature, Barthes et Foucauld, Jakobson et Genette, De Man et Badiou ne sont pas l'essentiel. » On voit ici que Charles Dantzig, comme Brigitte Bardot sur sa Harley, n'a peur de personne…

    Alors, finalement, qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre ?

    « Le seul critère irréfutable, c'est celui-ci : le chef-d'œuvre est une œuvre qui nous transforme en chef-d'œuvre. Nous ne sommes plus les mêmes une fois qu'il nous a traversés. Une œuvre de création normale, nous la maîtrisons ; un chef-d'œuvre s'empare de nous pour nous transformer. »

    * Charles Dantzig, À propos des chefs-d'œuvre, Grasset, 2013.

     

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