Il faut du souffle — beaucoup de souffle — pour raconter l'épopée d'Alfred Luginbühl, anonyme parmi les anonymes, mais au destin exceptionnel — et du souffle, dans Au Nom du feu, Pierre Béguin n'en manque pas. Auteur d'une dizaine de romans, il poursuit son interrogation sur la destinée humaine : comment un homme est-il appelé à devenir ce qu'il est ? Quel sens donner à la souffrance, au tragique, au hasard, au libre arbitre ? Il nous avait bluffés en éclairant l'affaire Jaccoud d'une lumière singulière, puis le destin de la scandaleuse Josette Bauer, qui a tant fasciné l'écrivain américain Truman Capote.
Ici, tout commence par des notes, laissées par Alfred Luginbühl à ses enfants après sa mort. Par un heureux hasard, les enfants rencontrent Pierre Béguin et lui confient les notes de leur père. À partir de ces notes, Béguin va écrire l'épopée d'Alfred Luginbühl, enfant naturel abandonné à une famille du bord du lac de Thoune, adolescent fugueur, puis lieutenant dans l'armée suisse, avant de déserter, en 1942, pour aller s'engager dans les SS allemandes afin de « combattre le bolchévisme ».
Le roman alterne les chapitres retraçant l'enfance de Lugenbühl, une enfance fracassée, digne de Dickens, solitaire, révoltée, malheureuse, et les chapitres à proprement parler guerriers. Car Au Nom du feu est un roman de guerre. La Seconde guerre mondiale y est décrite dans ses moindres détails, avec ses transhumances, ses massacres, la misère qui gagne peu à peu toute l'Europe à feu et à sang, la faim, la soif, tous les expédients qu'on invente pour survivre. Dans ces passages relatifs à la guerre, Pierre Béguin impressionne par son sens du détail, du récit épique, de l'odyssée guerrière.
À peine incorporé dans l'armée allemande, Luginbühl est envoyé en Carélie, tout au nord de l'Europe (aujourd'hui la Finlande). Il affrontera des conditions inhumaines pour défendre une ligne de front de plus en plus imaginaire. Et les alliances finiront par se renverser quand l'URSS de Staline signera un accord avec la Finlande. Les ennemis d'hier deviennent les alliés d'aujourd'hui et les Finlandais, qui étaient du côté de l'Allemagne nazie, passent sur l'autre bord ! Des tels renversements, le roman de Béguin en fourmille : il démontre avec brio l'absurdité de la guerre, la versatilité des dirigeants qui l'ont enclenchée et le mépris pour des hommes envoyés à l'abattoir pour rien. Là encore, Béguin déploie une grande maîtrise du récit, basé sur une immense documentation et les notes d'Alfred Lugenbühl. On est saisi par la force et la variété des descriptions, le talent véritablement épique de l'écrivain.
Une enfance fracassée, une adolescence passée en maison de correction (formidable description des Croisettes, sur les hauts de Lausanne, véritable prison pour adolescents « difficiles »), puis la guerre en Carélie, puis les blessures, les évasions rocambolesques (pour la dernière, Luginbühl se cache dans un cercueil!) et enfin le retour en Suisse, comme Ulysse retrouve Ithaque après son odyssée.
« J'étais bien conscient de n'avoir eu de cesse de me chercher une famille. À cet instant, je compris avec une absolue certitude où se trouvait la mienne. (…) Tant d'années, tant de combats, tant d'épreuves et de souffrances pour arriver à cette simple évidence : si je n'avais pas été en guerre contre moi, jamais je n'aurais même songé à faire la guerre, sur le front russe ou ailleurs. »
Avec Au Nom du feu, roman étourdissant, Pierre Béguin ne nous donne pas seulement un bon livre, mais un grand livre. Qu'on se le dise !
* Pierre Béguin, Au Nom du feu, Bernard Campiche éditeur, 2022.