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  • Les années molles

    1892305345.jpgQuand André Gide, au cœur des années folles, s’aventure à parler, dans Si le grain ne meurt, de son goût prononcé pour les garçons (de préférence mineurs), c’est bien sûr à mots couverts qu’il le fait. La censure officielle sommeille. Mais le regard des lecteurs anonymes le suit depuis longtemps. On peut parler de ces choses-là, en 1927, mais discrètement, en y mettant les formes. La liberté d’expression existe, mais elle a des limites : celles de la bienséance et du bon goût.
    Pourtant, lorsqu’il publie son livre, Gide sait qu’il va faire scandale et qu’il pousse cette liberté à ses limites.
    Aujourd’hui, au cœur des années molles, il me semble que les choses ont bien changé. Un auteur peut écrire ce qu’il veut, car, au fond, tout le monde s’en fout. Il peut insulter les hommes politiques, traîner ses contemporains dans la boue et proférer les pires blasphèmes. Au mieux, il recevra une ou deux lettres d’injures (anonymes, comme il se doit). Au pire, il provoquera un haussement d’épaules. Dans les deux cas, son brûlot sera oublié dans les deux mois. Et s’il ne l’était pas, les critiques littéraires veilleraient personnellement à ce qu’il soit enterré.
    La liberté d’expression, pour un écrivain, aujourd’hui plus que jamais, est absolue. Elle lui donne droit à la provocation, au blasphème, au cri primal, à l’attentat littéraire — et même à l’erreur, s’il le faut. Car elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
    Et aujourd’hui, me semble-t-il, peu de monde s’en sert.
    Nous vivons sous la coupe du politiquement correct, c’est-à-dire de la dictature des bons sentiments. Nous sommes tous des anges et nous avons le droit — que dis-je : le devoir — de l’exprimer. Cette croisade morale, qui touche tous les domaines de la société, appauvrit considérablement la littérature, comme les arts en général. Les vraies audaces sont rares. Les auteurs vraiment libres, également.
    Si Gide publiait ses mémoires aujourd’hui, il serait encensé par Le Temps et Le Courrier pour sa défense des groupes minoritaires, et son éloge d’une sexualité alternative. Cela ne veut pas dire qu’il serait beaucoup lu. Bien au contraire. Mais il recevrait certainement le Prix des Droits de l’Homme.

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  • Culte et commerce de Nicolas Bouvier


    Le 17 février 1998 nous quittait Nicolas Bouvier. On célèbre ces temps-ci le dixième anniversaire de sa mort. Rien n’est plus juste, hélas : un bon écrivain, dans ce pays, est un écrivain mort. Pourquoi ? Parce que la mort permet à la fois d’idéaliser l’auteur, de lui construire une statue, et d’exploiter son œuvre.
    Autrement dit, la mort instaure un culte et un commerce.
    Le culte, d’abord. On constate aujourd’hui que cet « écrivain-voyageur » (l’expression le faisait rigoler) est devenu, pour le public, un objet de vénération. Cet homme qui a écrit trois livres (mais des grands livres : L’Usage du monde, Chronique japonaise et Poisson-Scorpion) et une multitude d’articles serait surpris de constater l’espèce de dévotion qui entoure aujourd’hui son œuvre (et sa personne). Comme Dieu, on ne prononce plus son nom qu’en tremblant. Il est devenu, en dix ans, grâce à sa mort, une icône à la fois pour les écrivains et les routards, les journalistes et les universitaires — alors que, bien sûr, de son vivant, son œuvre n’intéressait que les vrais passionnés.
    Le commerce, ensuite. Il ne se passe pas une semaine, désormais, sans que paraisse un nouveau livre qui se réclame de son influence ou de son œuvre. Cela va des albums de photographies, très inégales, signées par le grand voyageur, en passant par les livres écrits par tel ou tel admirateur béat refaisant, 50 ans après, le  fameux périple de L’Usage du monde (entreprise de peu d’intérêt), jusqu’aux innombrables inédits de Bouvier qui ressortent régulièrement des tiroirs où Nicolas, à juste titre, les avait confinés. Par pudeur, nous ne parlerons pas du Charles-Albert Cingria*, suite de notes extrêmement décousues publiées il y a deux ans, et que Bouvier n’aurait jamais laissé paraître de son vivant. D’autres textes, du même tonneau, ont paru, le plus souvent regroupés en volume, qui restent très inférieurs au Poisson-Scorpion ou à L’Usage du monde, et ternissent l’image de l’écrivain. Dans le même commerce macabre, il faudrait mentionner les documents audio ou vidéo, qui font florès, et dont certains, tel Un siècle d’écrivains, tourné peu avant sa mort, montrent un Nicolas cherchant ses mots, rongé par la maladie, à des lieues de l’écrivain exceptionnel qu’on a connu.
    Il faut lire et relire Bouvier, bien sûr, qui est l’un de nos plus grands écrivains. Sans tomber ni dans la dévotion aveugle, ni l’exploitation forcenée d’un nom — devenu marque déposée — qui n’est plus tout à fait le sien.

    * Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria, préface de Doris Jakubec, Zoé, 2005.
    A voir sur Nicolas Bouvier :
    Le Hibou et la Baleine, de Patricia Plattner, DVD, Zoé.
    22 Hospital Street, de Christophe Kuhn, Zoé, 2006.

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  • Du bonheur d'écrire en Suisse romande

    histoire du soldat, d. casanave.
    Certains, parmi mes consœurs et confrères écrivains, se plaignent quelquefois du peu d'écho que suscitent, dans notre grand pays, leurs immortels ouvrages.
    Un ou deux compte-rendus polis, une émission exclusive sur une radio locale. Peut-être un éreintage dans Le Temps, si on a de la chance. Et puis basta. Rideau. Parlons d'autre chose, voulez-vous…
    Mais était-ce si différent dans les temps héroïques?
    Prenons Ramuz, par exemple: il a vécu dix ans à Paris, capitale de la France, où il a écrit quelques-uns de ses plus beaux livres, dans la plus parfaite clandestinité, soutenu par le bon Edouard Rod, autre Vaudois exilé, mais sans jamais parvenir à se faire un nom, ni à gagner l'estime des Parisiens. De retour en Suisse, juste avant la Première guerre mondiale, il s'établit à Lutry, où il enchaîne littéralement les chef-d'œuvres, dans une indifférence quasi générale, mais toujours en pétard avec La Gazette de Lausanne, qui rechigne à lui payer ses articles…
    Plus près de nous, j'entends encore, certaines nuits, le rire (jaune) de Nicolas Bouvier à propos du succès (posthume, bien sûr) de son Poisson-Scorpion, refusé à l'époque par plusieurs éditeurs, comme, d'ailleurs, son premier livre, L'Usage du Monde. Ironie de Et la littérature ne se fait pas chez eux.l'Histoire…
    Et Georges Haldas, me direz-vous? Il vient de souffler à Lausanne ses 90 bougies. Il se porte comme un gardon, merci. Il a écrit une œuvre colossale, comprenant des essais, des chroniques, des scenari de films, de la poésie. Hélas, il continue d'écrire, envers et contre tout. Mais qui le lit? Ou plutôt : qui parle encore de ses livres?
    (Un ange passe.)
    Non, croyez-moi, le vrai bonheur d'écrire en Suisse romande, c'est que l'on peut y œuvrer dans l'ombre, en toute impunité, en toute sérénité, et aller jusqu'au bout d'une idée ou d'une obsession: écrire le livre dont on rêve. Les journaux bien-pensants vous ignorent? Peu importe : ils vous ignoreront toujours. Et la littérature ne se fait pas chez eux.
    De toute part, en réalité, on vous fout une paix royale…
    N'est-ce pas ça, le vrai bonheur, la liberté souveraine?

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