Certains, parmi mes consœurs et confrères écrivains, se plaignent quelquefois du peu d'écho que suscitent, dans notre grand pays, leurs immortels ouvrages.
Un ou deux compte-rendus polis, une émission exclusive sur une radio locale. Peut-être un éreintage dans Le Temps, si on a de la chance. Et puis basta. Rideau. Parlons d'autre chose, voulez-vous…
Mais était-ce si différent dans les temps héroïques?
Prenons Ramuz, par exemple: il a vécu dix ans à Paris, capitale de la France, où il a écrit quelques-uns de ses plus beaux livres, dans la plus parfaite clandestinité, soutenu par le bon Edouard Rod, autre Vaudois exilé, mais sans jamais parvenir à se faire un nom, ni à gagner l'estime des Parisiens. De retour en Suisse, juste avant la Première guerre mondiale, il s'établit à Lutry, où il enchaîne littéralement les chef-d'œuvres, dans une indifférence quasi générale, mais toujours en pétard avec La Gazette de Lausanne, qui rechigne à lui payer ses articles…
Plus près de nous, j'entends encore, certaines nuits, le rire (jaune) de Nicolas Bouvier à propos du succès (posthume, bien sûr) de son Poisson-Scorpion, refusé à l'époque par plusieurs éditeurs, comme, d'ailleurs, son premier livre, L'Usage du Monde. Ironie de Et la littérature ne se fait pas chez eux.l'Histoire…
Et Georges Haldas, me direz-vous? Il vient de souffler à Lausanne ses 90 bougies. Il se porte comme un gardon, merci. Il a écrit une œuvre colossale, comprenant des essais, des chroniques, des scenari de films, de la poésie. Hélas, il continue d'écrire, envers et contre tout. Mais qui le lit? Ou plutôt : qui parle encore de ses livres?
(Un ange passe.)
Non, croyez-moi, le vrai bonheur d'écrire en Suisse romande, c'est que l'on peut y œuvrer dans l'ombre, en toute impunité, en toute sérénité, et aller jusqu'au bout d'une idée ou d'une obsession: écrire le livre dont on rêve. Les journaux bien-pensants vous ignorent? Peu importe : ils vous ignoreront toujours. Et la littérature ne se fait pas chez eux.
De toute part, en réalité, on vous fout une paix royale…
N'est-ce pas ça, le vrai bonheur, la liberté souveraine?