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littérature suisse

  • Ne conjurez pas ces fantômes, car ils vous veulent du bien !

    par Arthur Billerey

    thumbnail.jpegSans peur et sans reproche, Jean-Michel Olivier dresse treize portraits subjectifs de personnalités aujourd’hui fantômes. Marc Jurt, René Feurer, Simone Gallimard, Vladimir Dimitrijevic, Bernard de Fallois, Michel Butor, Nicolas Bréhal, Jacques Chessex, Louis Aragon, Jacques Derrida, Roger Dragonetti, André Dalmas et Juste Olivier sont à l’honneur.

    Dans la vie, plutôt dans la nuit, il y a deux types de fantômes. Il y a ceux qui nous hantent avec terreur et les autres qui nous hantent avec tendresse parce que nous les aimons. Le lecteur amateur d’effusion de sang, de cimetière et de cri d’effroi, qui idolâtre Les Mille et Un Fantômes de Dumas, peut fermer ce livre. L’autre lecteur, qui préfère au meurtre la poignée de main, peut l’ouvrir sans tarder. Car c’est bien de treize salutations amicales dont il s’agit – les triskaïdékaphobes n’ont qu’à bien se tenir – dans ce nouveau livre de Jean-Michel Olivier. De treize portraits subjectifs, croqués au stylo, selon les marées hautes de la mémoire. Leur force, c’est d’avoir la forme de simples anecdotes, comme il en arrive à vous ou à moi, à lui ou à elle, à la voisine de palier ou au coiffeur. Et le début du chapitre sur Jacques Chessex pourrait être une amitié tordue, vécue par le lecteur, ou une histoire entendue au café du coin: «Trois fois, au moins, nous avons été amis. Puis fâchés. Puis réconciliés. Puis embrouillés. Puis très proches à nouveau.»

    Quand ce n’est pas une histoire vécue ou entendue par le lecteur, l’avantage, c’est qu’il peut en découvrir des belles sur de grands noms, des détails que l’histoire ne retient pas. Unknown.jpegComme c’est le cas avec Aragon, que chacun connaît en poète illustre du XXe, avec les étiquettes qui lui collent à la peau, le surréalisme, Elsa son amour, le parti communiste, non, le lecteur découvrira Aragon par le prisme de Jean-Michel Olivier qui, à vingt ans, l’a rencontré plusieurs fois le mercredi, chez Monsieur Bœuf, rue Saint-Denis, à Paris. Et ce que l’auteur a vu de plus réel, le lecteur le voit aussi, découvrant un Aragon «aux traits marqués, un visage buriné par le soleil (il revient de vacances)» qui remue les lèvres pour dire: «Pour bien des gens, je suis d’avoir été. Celui qu’on a rencontré à Venise, il y a, je ne sais plus… Comme si j’avais été dessiné par les évènements de ma vie, les voyages, les dîners qu’on a faits ensemble.»

    Ce qui est enrichissant, autour de ces anecdotes, ce sont les réflexions de l’auteur sur l’art. Celui d’écrire, celui de graver ou des deux quand ils se confondent: «Graver, écrire: n’est-ce pas le même geste?» Ou encore, à un autre niveau, ses réflexions sur l’art d’être père: «On le sait aujourd’hui: c’est bien l’enfant qui fait le père. Avant l’enfant, il y a l’homme et la femme, unis et séparés, pour le pire et le meilleur. Mais c’est l’enfant qui leur donne le jour, à tous les deux, à leurs corps défendant.» Sans oublier les réflexions en tout genre, qui ponctuent le texte, comme sur la société par exemple: 

    «Dans les années soixante commence l’âge de la vidéosphère. Le culte du visible à la place du lisible. L’image au lieu d’imagination. Ensuite l’âge digital, qui a réduit le monde à une suite de chiffres binaires, remplacé le papier, l’imprimeur, le diffuseur et bientôt l’éditeur par une simple empreinte numérique.» 

    images.jpegDans ce livre, on passe d’un portrait à l’autre naturellement et sans encombre. Il y a beaucoup de spontanéité dans l’écriture de ces anecdotes. La simplicité des mots de Jean-Michel Olivier, combinée à la justesse de ses souvenirs, fait que le tour est joué. Le lecteur est transporté au plus près de l’écrivain Michel Butor, cet «homme aux mille livres, toujours curieux de déposer ses mots sur les œuvres d’un artiste», au plus près des éditeurs Vladimir Dimitrijevic, «Tu as quarante-six ans, mille projets d’édition en tête, une énergie inépuisable», Bernard de Fallois, Simone Gallimard ou encore au plus près des paroles du graveur Marc Jurt: 

    «A Bali, j’ai appris à graver sur des feuilles de lontar. En Australie, j’ai récolté la terre que j’utilise aujourd’hui dans certaines de mes peintures.[…] Plus j’avance dans mon travail, plus j’ai l’impression de devenir un artiste-anthropologue.» 

    Pendant ces transports, le charme opère. Le lecteur sur son divan tout à coup plus mou, soyeux à souhait, avance dans la vie d’un autre, rencontrant ses fantômes du passé qui rôdent et se perdent en conjonctures. Ils sont parfois familiers ou d’autres fois étrangers. Quoi qu’il en soit, ils sont toujours affables, les bras ouverts. Alors, pendant la rencontre, ne vous laissez pas gagner par la peur, restez zens, inspirez, expirez et surtout ne conjurez pas ces fantômes, car ils vous veulent du bien. 

    Jean-Michel Olivier
    Eloge des fantômes
    Editions L’Age d’Homme2019200 pages

  • Jacques Chessex (1934-2009) : dix ans déjà

    Unknown-1.jpegIl y a dix ans, le 9 octobre 2009, disparaissait Jacques Chessex (né en 1934 à Payerne), le plus grand écrivains suisse romand depuis Ramuz. C'était un ami, un sage, un fou, ombrageux, généreux, injuste, bavard, unique. Je lui rends hommage dans mon dernier livre, Éloge des fantômes (L'Âge d'Homme, 2019) en racontant vingt ans d'amitié profonde et tumultueuse. En voici un extrait.

    « Aujourd'hui, nous nous tenons devant ta bibliothèque.

    Rayonnages blancs immaculés qui courent dans toutes les pièces de la maison. Rien ne dépasse. Rien ne viole l'alphabet silencieux. Tu aimes sentir autour de toi ces remparts de cuir et de papier. Ces livres inachevés, inaudibles, imparfaits. Tu tends l'oreille au murmure des fantômes.

    Tant de vies ! Tant de bonnes intentions ! Une Babel de prières adressées au Ciel vide…

    « Nous vivons dans la compagnie des fantômes. Ils sont partout. Bien plus nombreux que les vivants. Ils nous surveillent. Ils nous guettent… »

    Tu prends un livre au hasard. Georges Borgeaud. Nous sommes dans le domaine romand — un peuple de fantômes que tu connais bien, avec lequel tu entretiens des « ressemblances de fibre et d'âme », et pour qui tu as écrit Les Saintes Écritures (tu aimes écrire sur les autres, à une époque où les écrivains sont surtout préoccupés d'eux-mêmes). Tu feuillettes le livre que tu as dans les mains.

    « Comme moi, Borgeaud habite en face d'un cimetière. Lui, c'est le cimetière Montparnasse. Un immense cimetière. Des tombes blanches à perte de vue. Il croit qu'après la mort, nous nous retrouverons tous ensemble dans un jardin enchanté en train de psalmodier des cantiques venus de l'enfance. La vie, chez lui, nie la mort. Pour moi, c'est le contraire. La mort est extinction, grincement, pourriture, prison perpétuelle. Impossible de se réjouir, ni d'y échapper. »

    images.jpegCe jour-là, nous sommes seuls dans la grande maison, seul avec les fantômes. Tu es en veine de confidences. Ce n'est plus Jacques le Fou, mais Jacques le Sage qui est en face de moi. Est-ce un masque ? Toi qui es un Vaudois pure laine (de Montreux par ton père ; de Vallorbe par ta mère), attaché à ta terre, aux pâturages, aux sapins noirs des forêts du Jorat, tu aurais pu vivre à Paris, y faire fortune et y tenir boutique. Tu connais le milieu littéraire comme nul autre en Suisse romande. Ses intrigues. Ses rancunes. Ses ambitions. Et tu te vantes d'avoir été l'ami de tel écrivain millionnaire pendant un jour !

    « Toute une journée ! Tu te rends compte ? Hélas, le soir j'ai ouvert l'un de ses livres… »

    On te reproche souvent d'adopter une posture : celle du grand écrivain. Ou plutôt du grantécrivain, comme l'écrit Dominique Noguez. Et c'est vrai que tu aimes à jouer les ermites sentencieux. Les donneurs de leçons. Par exemple, tu ne souris jamais sur les photographies (et tu ordonnes aux photographes de détruire les images où, par accident, tu esquisses un sourire). Avec le temps, tu as sculpté patiemment ta statue : le morse de Ropraz, comme disait un journaliste impertinent. J'ai l'impression souvent que tu prends une pose étudiée, que tu te transformes en fantôme immobile et muet ou en statue de marbre.

    Larvatus prodeo, disait Descartes.

    Un écrivain s'avance toujours masqué.

    Tu as passé ta vie à arracher les masques, les tiens et les masques des autres, à dénoncer les imposteurs.

    Mais sous le masque, le visage est voilé. Et les traits ne sont jamais purs. Il faut creuser la chair jusqu'à l'os. « Tout lui est bon pour arracher son semblable à ses langages de bois, écrit Pierre-Olivier Walzer, à ses traces errantes et à sa pesanteur mortelle. »

    © photo : Patrick Gilliéron Lopreno

    © dessin : Étienne Delessert

    * Jean-Michel Olivier, Éloge des fantômes, portraits, L'Âge d'homme, 2019.

  • L'écrivain dans sa grotte

    par Christian Lecomte (© Le Temps)

    file6ys61okb684999c67kc.jpgL’auteur genevois, Prix Interallié en 2010, a écrit tous ses livres dans son petit appartement du quartier des Grottes que lui louait Jeanne, une vieille femme à la belle âme.

    Un immeuble vétuste aux Grottes, rue du Fort-Barreau, derrière la gare Cornavin. Sur le palier, ça sent très fort la gomme: deux portes, à gauche et à droite, ouvrent sur un négoce de pneus. La cage d’escalier est un peu décatie mais riche en histoires. L’exilé russe Vladimir Ilitch Oulianov (dit Lénine) l’emprunta un soir de mars 1917 pour se rendre à une réunion secrète, un petit fonctionnaire aussi, qui devint plus tard maire de Genève. L’écrivain Jean-Michel Olivier a emménagé là il y a quarante ans, au troisième étage.

    Un appartement de lettré avec des livres partout, qui montent au plafond, et cette mezzanine, dans le salon, qui semble ne tenir que par le bon courage de quatre colonnes d’ouvrages. Dans cette bibliothèque, ce récit qu’a publié notre auteur en 2008: Notre Dame du Fort-Barreau (L’Age d’Homme). Délicieux et délicat opuscule (100 pages) dédié à Jeanne Stöckli-Besançon, qui fut la propriétaire du bâtiment avant qu’elle en fasse don en 1996 à la Ville à la condition qu’il soit dévolu aux personnes en détresse, mères célibataires, artistes, étudiants, marginaux.

    Vieille dame un peu excentrique, portant été comme hiver un vieux chandail troué, des bas de laine mités et des espadrilles. «Discrète, effacée, si généreuse. Son père, un bon pasteur, ouvrait ses portes aux juifs persécutés en France, elle à tous les déchus», rapporte Jean-Michel Olivier. Jeanne allait, toute petite, sur les toits «pour voir les étoiles» quand les autres gamins couraient dans les caves. Devenue âgée, elle continuait à voyager seule entre cheminées et antennes de télévision «avec une souplesse de salamandre».

    Un monde hétéroclite

    Un soir, elle a emmené là-haut son jeune locataire: voilà qui scelle une amitié. Jean-Michel Olivier a écrit tous ses livres rue du Fort-Barreau, dont L’Amour nègre (Prix Interallié 2010). On imagine l’immeuble fort inspirant. Jeanne y logeait un monde hétéroclite (un artisan chocolatier, un musicien de rue, un poète traducteur de livres de psychanalyse, des réfugiés, un céramiste, un couple d’anarchistes, des mendiants).

    Né à Nyon d’une mère institutrice et d’un père employé de commerce, Jean-Michel a grandi à mille lieues de ces Grottes genevoises de mauvaise réputation. En 1975, la Ville rêve d’y implanter une sorte de Manhattan avec tours en verre et bureaux en pagaille. Le quartier est aussitôt investi par une foule interlope, gauchistes, féministes, écologistes, squatters, musicos. La Ville recule. Pas de gratte-ciel mais les Schtroumpfs, habitations bariolées aux courbes bizarroïdes. C’est mieux. Les gens reprennent possession de leur quartier.

    De Derrida à Aragon

    Jean-Michel, lui, saisit plume et cahier dans son petit chez-lui. Il mène des études de lettres à l’Université de Genève et à l’Ecole nationale supérieure à Paris. Pas encore de TGV. Il y va avec sa vieille guimbarde qu’il gare dans le Quartier latin. Rencontre le philosophe Jacques Derrrida, dort chez lui, sur le divan où son épouse, qui est psychanalyste, reçoit ses patients névrosés. Déjeune chez Monsieur Bœuf avec Miró, Jean Genet, Louis Aragon. Jacques Derrida commande au Genevois des textes qui paraissent dans des revues confidentielles mais cela suffit au bonheur du jeune homme.

    Il a 25 ans quand Aragon le pousse à écrire des romans. Jean-Michel dit qu’il a pu le faire aussi grâce à Jeanne, «qui ne mettait jamais à la porte ses locataires qui payaient leur loyer quand ils le pouvaient». «Elle m’a donné un lieu pour écrire», dit-il. La maigre somme que demande chaque mois Jeanne lui permet de rester rue du Fort-Barreau. Il y vit une vie de funambule, enseigne au Collège de Saussure, roule deux fois par semaine jusqu’à la rue d’Ulm, écrit la nuit dans la chambre noire. C’est le titre de son premier roman. Il offre à Jeanne un exemplaire parce qu’il y parle un peu d’elle. Elle est stupéfaite, le boude quelques jours «parce qu’elle est attachée aux vertus protestantes de la modestie». Mais quand Sarah, la première fille de Jean-Michel, vient au monde en 1990, Jeanne hurle: «Il faut une chambre d’enfant!» Peintre, vitrier et tapissier sont convoqués et la chambre noire se mue en nursery. Il écrit désormais sous la mezzanine, collé au piano noir. Prolifique (un livre par an), Jean-Michel se souvient d'avoir frôlé un gros accident de santé à cause de la fatigue. Ecrire la nuit et faire face le jour à cinq classes de collégiens, ça lamine.

    Dans l’appartement de Jeanne

    Il est désormais jeune retraité, vient de publier Passion noire, jette les premiers mots d’une nouvelle histoire. Et Jeanne? Décédée en mars 1996, à 88 ans, «dans la solitude et le silence». Jean-Michel Olivier a été autorisé à pénétrer dans son appartement, un capharnaüm. Dans sa chambre, il découvre dans une chemise en plastique des coupures de journaux, des critiques de ses ouvrages. Puis des esquisses de début de livre qu’il a pourtant jetées dans les poubelles de l’immeuble, de vieilles notes aussi, des pages raturées. Une découverte terriblement émouvante qui ferait une belle fin de roman.


    Profil

    1952 Naissance à Nyon.

    1978 Rencontre Derrida et Aragon.

    1990 Naissance de sa fille Sarah.

    2003 Naissance de sa seconde fille Norah.

    2010 Prix Interallié pour L’Amour nègre.

    2014 Notre Dame du Fort-Barreau paraît en Poche suisse (L’Age d’Homme).

    2014 : L'Ami barbare (de Fallois-l'Âge d'Homme)

    2017 : Passion noire (L'Âge d'Homme).

    2018 : The Secret Child (L'Enfant secret) et Black Love (L'Amour nègre) paraissent en traduction américaine.

    Photo : © Eddy Mottaz (Ringier)