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Fiction

  • La mandragore et les pissenlits (Fabienne Radi)

    images-3.jpegGrâce à Pascal Rebetez (photo) qui dirige les éditions d'autre part (avec Jasmine Liardet), nous avons droit, de temps en temps, à quelques textes qui font figure d'ovnis dans le paysage plutôt conventionnel de la littérature romande. Heureuse initiative ! C'est grâce à lui que nous avons découvert Jean-Pierre Rochat (Prix Dentan 2013 pour L'écrivain suisse-allemand) et François Beuchat, l'infatigable graphomane jurassien, Laure Chappuis et Pierre-André Milhit, ou encore Blaise Hofmann et Alain Bagnoud. À chaque fois, l'éditeur permet à une voix de s'exprimer. Une voix d'ici, singulière, originale, unique.
    th-32_fabienne.jpgC'est le cas de Fabienne Radi (photo), qui publie C'est quelque chose, une fable drolatique et décalée. On connaît l'auteur pour ses essais sur l'art et ses livres d'artiste. Mais c'est la première fois qu'elle se lance dans un texte de fiction (qui a reçu le Prix littéraire chênois 2016). Le personnage principal de cette fable rurale est une maison que ses propriétaires — qui ont émigré quelque temps en Norvège — décident de louer à des étudiants scandinaves. Ceux-ci vont bien sûr profiter de l'isolement de la maison, sise à l'orée des bois, pour se livrer à toute sorte de fantaisies bien dans l'esprit des années de libération sexuelle.

    images-2.jpegLe récit est vif et bien mené, agrémenté de notes plus ou moins farfelues (dont un témoignage de Hugh Hefner, créateur du magazine Playboy, qui vient mettre son grain de sel dans l'histoire !) La fable pourrai être développée et approfondie, mais Fabienne Radi préfère la manière légère et allusive. Ce qui fait tout le charme de son roman. Sa conclusion me fait penser au célèbre roman de Hanss Heinz Ewers, La Mandragore (1911), véritable must dans les années septante — la fameuse mandragore prenant ici la forme et la couleur des pissenlits.

    Un texte à découvrir.

    * Fabienne Radi, C'est quelque chose, éditions d'autre part, 2017.

  • Rive droite, rive gauche*

    « La lumière commence à baisser, faut pas que je tarde trop...»

    images-2.jpegSur le trottoir, juste devant le bar, Octave gobe la dernière pilule de sa dernière plaquette. Par acquis de conscience, il jette un œil à sa montre. Trois heures maintenant qu’il est accoudé à ce zinc. Trois heures durant lesquelles il n’a pensé qu’à ça. Impossible de continuer, il fallait régler et partir, vite. Mais c’était sans compter sur l’arrivée d’Alice. La jeune femme avançait d’un pas déterminé le long de la rue Philippe Plantamour, pile dans sa direction. Et même de loin, Octave pouvait lire sur son visage sombre la volonté de régler le vieux contentieux qui les occupait depuis déjà deux ans...

    Ils s’étaient quittés fâchés, après une nuit d’amour qui lui avait paru interminable (à elle), et bien trop courte (à lui). Mais trop de choses les séparaient : Alice aimait le vin blanc (de préférence vaudois) et Octave le gros rouge (en provenance des côtes du Rhône). Il était carnivore autant par atavisme que par goût personnel. Alice aimait beaucoup les animaux — mais surtout pas dans son assiette. Depuis toujours, elle se gavait de légumes oubliés et picorait les petites graines comme une mésange. Cela sautait aux yeux : ces deux-là n’étaient pas de la même espèce. Cerise sur le gâteau : Alice ne pouvait s’endormir que la fenêtre ouverte, alors qu’Octave fermait stores et volets avant d’aller se coucher. Elle avait l’impression d’étouffer ; il avait peur du bruit.

    Mais la rupture ne fut pas si facile : Alice était fille de banquier, tandis qu’Octave usait ses fonds de jeans sur les bancs de l’Université depuis dix ans. Il vivait de petits boulots. Comme il connaissait très bien la région (et les postes de douane non gardés), on lui confiait toutes sortes de marchandises qu’il amenait en contrebande de l’autre côté de la frontière. C’était un boulot excitant, mais dangereux et mal rémunéré. Parfois, aussi, il donnait un coup de main à la morgue pour nettoyer les cadavres en trop piteux état, mais là encore il était mal payé. Le plus souvent, Octave ne faisait rien et ne pensait qu’à lui. C’était un boulot à plein temps. Il traînait aux terrasses des cafés, il lisait La Tribune, il rêvassait, il attendait que quelque chose lui arrive…

    Alice était tout le contraire. Active et dévouée, elle soutenait un nombre incalculable d’ONG (dont elle payait régulièrement les cotisations) et signait toutes les pétitions qui circulaient sur Facebook. Un samedi par mois, comme tous les membres de sa famille, Alice servait la soupe aux indigents. Elle se battait pour les migrants, les femmes battues, les bébés phoques, les droits des minorités sexuelles. Craignant que sa fille ne dilapide la fortune familiale, son père lui avait coupé plusieurs fois les vivres. Mais Alice avait tenu bon. C’était une femme de caractère.

    Un jour, il y a deux ans, elle avait pris Octave sous son aile — moins par amour que par pitié — et l’avait présenté à ses parents. Ils avaient été consternés. Leur fille (unique) éprise d’un traîne-patins qui vivait aux Pâquis ! Elle avait poussé la provocation jusqu’à donner à son amant une chevalière en or ayant appartenu à son grand-père…

    Quelques semaines plus tard, Octave lui avait signifié sa rupture par SMS. Merci pour tout et bon vent. Alice avait trouvé le procédé saumâtre. Mais elle avait d’autres soucis en tête. Le monde va si mal ! La Syrie… La disparition des abeilles… Le Brexit… Plusieurs fois, elle lui avait écrit pour tâcher de récupérer la fameuse chevalière. Octave n’avait jamais daigné répondre (et pour cause, il s’était empressé de monnayer le joyau familial au troc de la rue Plantamour).

    Alice avait tourné la page. Six mois après le SMS fatal, elle avait rencontré un jeune homme africain qui traînait rue des Granges, à deux pas de chez elle, sans domicile et sans papiers, et elle l’avait aussitôt pris sous sa protection. Il parlait peu — et Alice ne comprenait pas grand-chose à son babil. Mais il devinait ses désirs et il n’était jamais avare de ses caresses.

    Deux ans avaient passé. Son père avait exigé le retour de la bague et menacé, une fois encore, de mettre sa fille sur la paille. Alors, aujourd’hui, Alice était bien décidée à passer à l’attaque.  Elle avait mis ses atours de guerrière : sa belle robe noire, légèrement décolletée, son spencer rouge, ses escarpins à hauts talons.

    Et dans son sac Gucci, le petit pistolet qu’elle avait emprunté à son père faisait une bosse. 

    * Petit exercice de style proposé par La Tribune de Genève (et paru samedi 9 juillet) à quelques écrivains genevois. Les deux premiers paragraphes sont imposés (et les mêmes pour tout le monde). La suite est un texte original.