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chroniques nouvelliste - Page 3

  • À bicyclette avec Mousse Boulanger

     Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

  • Les livres de l'été (18) : Yasmina Reza

    images-7.jpegQu’en est-il, aujourd’hui, des amours de la carpe et du lézard ? De l’hirondelle et du castor ? Du hérisson et de la pie ?

    Autant de couples improbables, appartenant à des espèces trop différentes. Pourtant, ils se rencontrent. Et on peut même imaginer qu’ils s’apprécient, sinon qu’ils s’aiment. Mais, comme ils ne peuvent se reproduire ensemble, ils sont condamnés à se chérir de loin.

    Et qu’en est-il, aujourd’hui, des hommes et des femmes ? Ne voit-on pas, autour de nous, des couples aussi improbables que celui de la carpe et du lézard, condamnés, chacun, à sortir de son élément pour aller à la rencontre de l’autre ? Y a-t-il beaucoup de couples aussi bien assortis que Brad Pitt et Angelina Jolie, par exemple, ou Victoria et David Beckham — si l’on met de côté des couples aussi mythiques que les Kopp, les Clinton et les Calmy-Rey ?

    Le couple, cet étrange alliage entre les sexes parfois opposés, parfois complices, forme la matière du dernier roman de Yasmina Reza. Son titre énigmatique, Heureux les heureux*, fait référence à un poème de Jorge Luis Borgès : « Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour. » Et là, Yasmina Reza n’y va pas de main morte ! On connaît Art, la pièce de théâtre qui l’a rendue célèbre en 1994. images-5.jpegEt l’on a encore en mémoire le dernier film de Roman Polanski, Carnage, dont Reza a écrit les dialogues et le scénario. Ici, elle passe au scanner une dizaine de couples, plus ou moins improbables, issus quelquefois du hasard, basés sur l’intérêt financier, et plus souvent l’hypocrisie, le mensonge ou la lâcheté.

    Composé d’une vingtaine de monologues (chaque personnage parle en son nom), qui se croisent, se télescopent, se contredisent parfois, le roman avance par cercles concentriques. Et le centre, c’est le couple. Et ses diverses composantes : l’amour, le sexe, la tendresse, les disputes, les rêves, la jalousie, etc.

    images-6.jpegD’une écriture nerveuse, qui colle à notre époque hystérique, Yasmina Reza brosse une fresque épatante de drôlerie et de cruauté où chacun trouvera à méditer. Depuis la vieille tante insortable (car elle dit à haute voix tout ce qui lui passe par la tête, autrement dit la vérité) à l’adolescent qui se prend pour Céline Dion (au point de parler à ses parents avec l’accent canadien), depuis l’oncologue gay qui rêve de tendres sévices, au joueur de bridge invétéré qui bouffe son roi de trèfle à cause de sa femme qui a mal donné. Reza a le génie de l’observation. C’est enlevé, papillonnant et plus profond qu’il n’y paraît. Elle met le doigt où ça fait mal. Et ça nous fait du bien.

    Si le couple fusionnel est un leurre, il reste le couple au quotidien. Un long travail d’approche, d’écoute et de partage. Et rien n’empêche de concevoir les amours mystérieuses de la carpe et du lézard.

    Il faut imaginer un couple heureux.

     * Yasmina Reza, Heureux les heureux, roman, Flammarion, 2013.

  • Je t'aime, moi non plus (une histoire d'amour)

    images-1.jpegC’est une histoire d’amour, étrange et compliquée, que la Suisse vit avec l’Europe. On se souvient du 6 décembre 1992, que Jean-Pascal Delamuraz, devant les caméras de la télévision, sur un ton dramatique, qualifia de « dimanche noir », parce que les citoyens de ce pays, du bout des lèvres, à 50,3%, avaient refusé l’entrée de la Suisse dans l’EEE (et non l’Union Européenne).

    Depuis, les choses n’ont guère changé. Ou alors, si elles ont changé, c’est dans le sens d’un refus plus important. Si le peuple était appelé à voter aujourd’hui, le résultat ne serait pas de 50,3% de non, mais de 70 ou même de 80% de refus.

    Pourtant, tout le monde est d’accord : géographiquement, la Suisse est au cœur de l’Europe. Elle est son château d’eau et son jardin d’Eden. D’autres diront : son coffre-fort. Elle fait partie de de son histoire et de sa structure. Culturellement aussi, elle est au carrefour des cultures latine et germanique. On y parle joyeusement quatre langues (même si l’on ne se comprend pas toujours). Politiquement, elle fonctionne, depuis des lustres, sur un modèle fédéraliste qui semble avoir fait ses preuves — même si, à chaque votation, on remarque des clivages entre ville et campagne, et cantons romands et alémaniques. On dirait qu’elle a fait sienne la devise du sénateur américain David Moynihan : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire. »

    Où est le problème alors ? Pourquoi la Suisse, quand l’Europe lui fait les yeux doux en lui disant je t’aime, répond toujours par une grimace : moi non plus ?

    C’est que l'Europe n'est pas seulement un cap géographique qui s'est donné la figure d'un cap spirituel, à la fois comme histoire et comme projet. Elle confond son visage avec l’économie marchande. images.jpegAu lieu d’égaliser les différences, elle fait régner partout le droit du plus fort (en Europe, comme au foot, le plus fort, c’est l’Allemagne). Elle étouffe certains pays (Grèce, Espagne, Portugal) sous le poids de la dette. Elle est régie, depuis Bruxelles, par une bureaucratie tentaculaire, qui tisse chaque jour de nouvelles réglementations. En un mot, elle est loin de cette Europe fédérale et démocratique dont rêvait Denis de Rougemont (1906-1985), premier penseur européen et écolo, que les fonctionnaires de Bruxelles feraient bien de relire.

    La Suisse comporte 26 cantons, l’Europe, 28 états. Mais la comparaison s’arrête là. La Suisse n’a jamais eu aucun désir d’expansion, quand l’Europe, pour avancer, a besoin de nouveaux marchés : aujourd’hui, la Croatie. Demain, le Kosovo. C’est la loi du vélo : s’il n’avance pas, il se casse la gueule…

    Dans le corps à corps amoureux, comme le susurraient Serge Gainsbourg et Jane Birkin, l’important (si j’ai bien compris la chanson) était de se retenir. Pour l’instant, la Suisse se retient. Elle a raison. Même si l’Europe a mis le cap sur elle, elle n’est pas encore arrivée au port.