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chroniques nouvelliste - Page 4

  • Les livres de l'été (3) : La Dépression de Foster, de Jon Ferguson

    Souvent, dans la littérature romande, on respire mal. L’air y est rare. Quelquefois on étouffe. Il y a des barreaux aux fenêtres. Des murs partout. La porte est verrouillée de l’intérieur. Et même, parfois, une corde est préparée au salon pour se pendre. Le monde entier se limite à une chambre. Pourquoi écrire ? Comment sortir de sa prison ?

    DownloadedFile.jpegDans son dernier livre, Jon Ferguson, peintre, écrivain et coach de basket (il a entraîné à peu près tous les clubs de Suisse romande) prend le problème à rebrousse-poil. Et si la vraie libération, justement, passait par la prison ? Et si, pour devenir enfin celui qu’on pressent être, il fallait lâcher prise, comme on dit, se réfugier dans le silence et se faire interner ?

    C’est l’étrange expérience que Ferguson raconte dans La dépression de Foster*, un roman bref et incisif, qui se passe en Californie, où l’auteur est né en 1949. Un matin, Foster aperçoit sur la route un serpent mort, écrasé par une voiture. Deux jours plus tard, le serpent a disparu, mangé par un autre animal ou lavé par la pluie. Cet événement banal va déclencher chez Foster une crise profonde, aussi brutale qu’inattendue. Il s’enferme dans le silence. Il fait le vide en lui. Peu à peu, il se déconnecte du monde des vivants.

    Dans l’asile où on l’interne, il mène pendant 18 mois une vie de Chartreux, refusant d’adresser la parole à quiconque. Il n’est pas malheureux. DownloadedFile-1.jpegAu contraire, médecins et infirmières sont aux petits soins. Il mange à heure régulière. Il fait de longues promenades dans le parc. Il reçoit de temps à autre la visite de sa première épouse. Sa seconde femme, Glenda, vient également le visiter, avec sa petite fille, Gloria. Elles se doutent de quelque chose. Mais quoi ? Foster est-il vraiment fou ou joue-t-il la comédie de la folie ? Et pourquoi garde-t-il le silence ?

    DownloadedFile-2.jpegOn reconnaît, ici, les interrogations du philosophe. Car Ferguson, en grand sportif, est féru de philosophie — Nietzsche en particulier, auquel il a consacré un petit livre**. Et le serpent qui provoque la crise de Foster ressemble au cheval maltraité qui plongea Nietzsche dans la démence, un certain jour de janvier 1889, à Turin. À partir de ce jour, le philosophe allemand ne prononça plus un mot, se contentant de jouer et chanter de la musique.

    Un psychologue, humain, plus qu’humain, va débrouiller les fils de sa folie et sortir Foster de son mutisme. Reprenant la parole, Foster devient « normal ». Il peut réintégrer le monde des humains, même si, au fond de lui, il est cassé. Il renoue avec sa famille (qui marche très bien sans lui). Il retrouve Maria, l’infirmière mexicaine qui venait le retrouver dans sa chambre, la nuit, pour lui prodiguer des gâteries. Il devient cuisinier dans un fast-food.

    Que de questions, dans ce petit roman provocant et léger, sur la folie, la destinée humaine, le mariage, la dépression, le bonheur sur la terre !

    « Nous naissons tous fous ; quelques-uns le demeurent », écrivait Beckett. C’est le destin de Ted Foster, qui a traversé le silence, pour devenir lui-même.

     

    * Jon Ferguson, La Dépression de Foster, roman, Olivier Morattel éditeur, 2013.

    ** Jon Ferguson, Nietzsche au petit-déjeuner, L’Âge d’Homme, 1996.

     

     

     

  • Genève et les genevoiseries

    DownloadedFile.jpegOn le sait : Genève est la plus belle ville du monde. Son lac immense, sa cathédrale austère et le panache de son Jet d’eau…

    C’est une ville où il fait bon vivre, malgré les prix exorbitants des loyers et des restaurants italiens, parce qu’à Genève rien ne change. Dans ce sens, c’est une ville éternelle. Plus éternelle que Rome, qui tombe en ruine. On y déteste tout ce qui est nouveau : ce qui pourrait surprendre, séduire et bouleverser les habitudes. Sitôt qu'un projet ambitieux voit le jour — dans le domaine culturel, architectural ou urbanistique — il est aussitôt torpillé, non pas par la majorité des citoyens, mais par une minorité bien plus puissante, en fait, que la majorité. 

    En Suisse (car Genève fait encore partie de la Suisse), on appelle cela une Genferei — autrement dit : une genevoiserie.

    La dernière en date concerne un beau projet de plage sur la rive gauche du lac. Il s’agissait d’agrandir le port de la Nautique, de créer de nouveaux espaces verts et de transformer les rives à l’abandon en plages publiques et en promenades. images-1.jpegLe projet émanait de Robert Cramer, ancien Conseiller d’État écologiste, amateur de montagne et de bons vins. Il faisait l’unanimité des partis politiques. Il vient d’être balayé par le WWF qui craint que cette nouvelle plage ne donne des idées à ceux qui veulent égailler les rives des lacs suisses.

    Les Genevois sont consternés. Ce n’est pas la première fois. Ils sont habitués aux genevoiseries.

    Mais pourquoi ces blocages ? J'y vois plusieurs raisons. D'abord, un attachement atavique à la médiocrité, élevée à Genève, au rang d'idole jalouse. Il faut toujours rester dans le juste milieu, ne jamais s'écarter de la norme. Les originaux, les farfelus, les utopistes, les artistes géniaux n'ont qu'à aller se faire voir ailleurs. Voyez Rousseau, chassé à 16 ans de sa ville…

    Ensuite, une incapacité à entrer dans le mouvement du monde. Surtout ne rien changer ! La Gare, construite au début du XXe siècle, est trop petite ? On s'en contentera. La circulation automobile est infernale ? Supprimons les voitures ! Et surtout pas de pont ou de tunnel sur la rade : cela nuirait aux transports en commun. Et dans 20 ans, dans 30 ans ? Eh bien, rien n'aura changé. Si l'on veut se rendre d’une rive à l’autre, il faudra traverser la ville par le pont du Mont-Blanc, embouteillé comme jamais ! Le projet de Cramer était beau, généreux et peu cher, car financé en partie par des fonds privés. Tant pis, l'une des plus belles rades du monde restera ce qu'elle est : un entrepôt à ciel ouvert. 

    Enfin, une peur panique de l'avenir. Car, à Genève, l'avenir n'existe pas. Il ressemble au présent, qui est du passé composé ! Aucun homme (ou femme, bien sûr) politique n'a de vision pour le futur du Canton. On bricole. On chipote. On construit un skate-parc sur la plaine de Plainpalais, summum de l'audace urbanistique, pour donner un os à ronger aux jeunes morveux. 

    Rien à dire à ma fille qui prétend, ce matin, que Genève, c’est no future !

  • Fascination du vide

    DownloadedFile.jpegLa Nature, dit-on, a horreur du vide. Chaque chose a une place, un sens, une fonction. Même si cette place est interchangeable, ce sens quelquefois mystérieux et cette fonction indéfinie. Nettoyez soigneusement votre jardin : un mois plus tard, il est colonisé par les fourmis, creusé de taupinières et envahi de mauvaise herbe !

    Tout le contraire de l’homme occidental, pris de vertige, depuis toujours, devant le vide.

    Le 16 janvier 1852, l’écrivain Gustave Flaubert écrivait à sa maîtresse, Louise Colet : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air. » Ce livre, Flaubert est en train de l’écrire. Il s’agit de Madame Bovary, roman publié en 1857, et qui vaudra à son auteur un procès en justice pour « outrage aux bonnes mœurs. »

    Quand on relit Madame Bovary — l’épopée malheureuse d’une femme sensuelle qui prend ses désirs pour la réalité ! — on est frappé par la force du style, bien sûr, que Flaubert place au-dessus de tout. Mais aussi par ce rien qui occupe toute la vie de son héroïne. DownloadedFile-2.jpegIl porte d’autres noms : ennui, désœuvrement, mélancolie, spleen. Musset appelait cela le mal du siècle. Aujourd’hui, nous parlerions de dépression. Ou, plus à la mode encore : d’état bipolaire. De nos jours, Emma Bovary prendrait du lithium ou de la Ritaline, et l’affaire serait réglée. Elle trouverait son bonheur au coin du feu, à côté de son mari Charles en pantoufles et ronflant, la pipe au bec, en rêvant de chirurgie plastique !

    images.jpegLes choses n’ont pas changé. Nous vivons toujours l’ère du vide. Deux films présentés au Festival de Cannes, que l’on peut voir en Suisse romande, nous le rappellent avec brio. Il s’agit de La Grande Belezza de Paolo Sorrentino et de The Bling Ring de Sofia Coppola. Dans le premier, un écrivain désabusé (et désœuvré) promène son spleen de soirées en parties, dans une Rome décadente, en recherchant les émotions de sa jeunesse, la beauté évanouie et les amours perdues. Comme Emma Bovary, il cherche à fuir le vide de sa vie et se raccroche au style d’une beauté peut-être uniquement rêvée.

    images-1.jpegSofia Coppola, elle, ausculte l’attrait du vide chez une bande d’ados de Los Angeles. Jeunes, beaux, riches et si vides. Ils vivent dans la fascination des icônes de la mode et de la vie facile : Paris Hilton, Lindsay Lohan, Megan Fox. Leurs rêves ? Créer leur propre parfum ou animer une émission de télé-réalité. Et pour tuer le temps, ils se mettent à cambrioler les maisons des people. Sofia Coppola filme à merveille le vertige qui les prend devant les milliers de paires de chaussures de Paris Hilton ou les centaines de bijoux de Megan Fox. Fascination du vide, du futile et du clinquant. Adoration des fausses idoles. Perte des repères moraux et religieux, sans doute, aspirés par l’orgie matérielle dans laquelle ils aspirent à se fondre.

    La Nature a horreur du vide, certes. Mais l’Art commence, peut-être, où la Nature s’efface et perd ses droits : au bord du vide, justement, dans le vertige de la disparition.