J'ouvre les yeux. La chambre ne me rappelle rien. Je suis encore plongé dans les brumes du sommeil. J'émerge à peine d'un rêve absurde. Je reviens de nulle part. Toujours la même image devant mes yeux. Leslie face au miroir, fardant ses cils et ses paupières, faisant tinter ses bracelets d'argent. Elle est de dos, mais je vois son reflet dans la glace. Je n'ai pas de désir. Juste une tristesse immense dans tout le corps. Une tristesse rassurante aussi, parce qu'elle m'est familière.
« Papa, j'ai faim ! »
Mes paupières sont lourdes. Un essaim de frelons bourdonnent dans ma tête. J'ouvre les yeux et je regarde ma montre. Bientôt neuf heures. L'heure neuve. Je m'assieds sur le lit et j'examine la chambre aux couleurs vives, bleu ciel, orange clair, rose pastel. Je respire à fond. Dans quelques secondes je saurai où je suis. La soirée me revient en mémoire. La poursuite dans les rues luisantes de pluie. Les trois types en capuche. La course jusqu'au bar. Et la chanteuse à la voix rauque, rouillée par l'alcool et les larmes.
Mais après ?
Un voile de brume au-dessus de la mer.
J'entends marcher dans la chambre voisine. Une femme en escarpins dont chaque pas claque sur le parquet de bois comme un coup de couteau. Une voix d'homme aussi, sourde et impérieuse. J'ai mal au crâne. Je vais passer mon visage sous l'eau froide. J'ouvre la fenêtre. Dehors, il y a la ville, le port, la mer immense. Le vent fouette mon visage et mon rêve s'évapore.
Devant la glace, je ne reconnais pas le type en face de moi. Barbe poivre et sel, sourcils broussailleux, cheveux hirsutes. Je n'ai plus le visage que ma mère m'a connu. Il n'y a pas d'énigme plus profonde. Pourquoi faut-il avoir un visage ? Quelle injustice ! Pourquoi l'identité est-elle à ce point liée aux traits du visage ? Pourquoi les êtres humains ne se ressemblent-ils pas tous, comme les animaux ? Si tous les hommes se ressemblaient, il n'y aurait plus de distinction de personnalité ou de caractère. Plus d'attente inutile. Plus d'angoisse. Plus de désir. Mais il y a les visages ! Les beaux, les laids, les saisissants. Les inoubliables. On tombe amoureux d'un regard qui vous reconnaît. Une bouche charnue. Des pommettes saillantes. Un front large et pâle. C'est le début de toutes les différences, de toutes les discriminations. Leslie passait des heures devant la glace à se farder et à s'examiner. Elle s'efforçait de se rappeler par le détail une scène ou une rencontre pour recomposer en esprit chaque geste, chaque phrase, chaque expression du visage et les interpréter. Chaque instant de sa vie, elle le considérait comme un présage. Devant la glace, elle demeurait paralysée. Sans piper mot. Était-ce par son reflet ? Ou une obsession plus ancienne ? La peur de perdre son visage. De devenir une femme comme les autres. Elle qui aimait à jouer les pythies, elle n'avait rien prévu, rien vu venir. C'était la femme la mieux informée d'Amérique (elle lisait tous les journaux, écoutait toutes les chaînes de télévision, suivait tous les débats politiques) — et pourtant, au soir du fameux 8 novembre, elle n'avait rien compris.
* extrait d'un roman en chantier.