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Work in progress - Page 4

  • Je suis né dans une bulle*

    images.jpegJe suis né dans une bulle.

    Blanc, mâle et fou de liberté.

    À qui la faute ?

    Celle ou celui qui me mettra le grappin dessus n'est pas encore né.

    J'ai grandi dans les années 70. À l'époque, personne ne se préoccupait vraiment des enfants. Avec mon frère (trois ans de moins que moi) nous étions sans cesse livrés à nous-mêmes. Toujours dans la rue. À jouer au football ou à se battre à coups de pierre ou de bâtons. Nous défendions notre territoire. Je ne voyais mon père qu'une ou deux fois par semaine. Il mangeait avec nous le samedi, se reposait avec ma mère le dimanche et repartait en voyage lundi matin. Il était représentant de commerce. D'abord pour une fabrique de balances de précision (qui a fait faillite), puis pour des appareils électroniques. Parfois, il rentrait au milieu de la nuit et s'éclipsait avant le lever du soleil.

    Nous allions seuls à l'école du village et personne ne venait nous chercher. Après l'école, nous rentrions à la maison, qui était vide, et nous allions chercher quelque chose à manger dans le réfrigérateur. Puis nous sautions sur nos vélos et nous partions à l'aventure. Il y avait toujours une expérience à faire. Un mauvais coup à tenter. Nous étions actifs et toujours en mouvement — et je ne parle pas des parties de football qui duraient jusqu'au seuil de la nuit ! Il fallait nous confisquer le ballon pour que nous arrêtions de jouer. Bien sûr, nos choix étaient plus limités qu'aujourd'hui (il n'y avait que deux ou trois chaînes de télévision et pas d'ordinateur, ni de portable), mais l'éventail de nos bêtises était illimité. Personne ne se souciait de nous, de ce que nous faisions ou regardions ou lisions. Et quand il arrivait un coup dur (pouce écrasé, jambe cassée, œil au beurre noir), nous ne pouvions nous en prendre qu'à nous-mêmes.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Parfum de fumée (6)

    4U00060.JPGCette nuit, j’ai croisé dans l’hôtel deux femmes qui parlaient fort et marchaient bras dessus bras dessous. L’une d’elles, en complet brun, le cheveu court, fumait en riant un cigare. L’autre, un peu échevelée, les paupières tombantes sur ses yeux gris, tenait un porte-cigarette dans la main. C’était le fantôme de Colette.

    « Je vous présente Missy, dit-elle comme si nous nous connaissions depuis toujours. Vous venez boire un verre avec nous ? »

    Avant que j’aie eu le temps de répondre, elles m’ont entraîné par le bras. Nous sommes allés dans le petit salon. Un homme jouait Body and Soul au piano. Nous avons bu une coupe de champagne. Mes deux amies étaient très gaies. Elles riaient et s’embrasaient à pleine bouche, s’amusant à mêler la fumée de leur cigarette.

    « Quand on est aimé, on ne doute de rien, m’a murmuré Colette. Quand on aime, on doute de tout. »

    À mon tour, j’ai allumé une cigarette.

    « Que faites-vous ici ?

         Je termine un roman. Le Fanal bleu.

         J’ai cru que vous n’écriviez plus…

                           — On n’a jamais fini d’écrire… »

    La nuit est belle.

    Le pianiste entame une vieille chanson de Cab Calloway. The Jitterbug. Qui eut son heure de gloire, dans les années 20, au temps de la prohibition. Les deux amies se lèvent ensemble et se mettent à danser.

    Un homme au visage émacié, en complet gris, fumant la pipe, portant lunettes et nœud papillon, les rejoint au milieu de la pièce. On dirait le fantôme de Simenon. Il plaisante avec elles comme s’il les connaissait depuis toujours.

    Dans la pénombre, tassé dans son fauteuil de velours rouge, un homme se sert une rasade de whisky. Il est de taille moyenne. Il a les cheveux gris, une raie irrégulière sur le côté. Il porte un costume de velours côtelé, une belle cravate de soie ponceau, une chevalière en argent. Des lunettes qui ressemblent à des loupes. Un cahier est ouvert sur la table. Il le prend à deux mains, le rapproche de ses yeux, écrit quelques mots d’une écriture minuscule. Puis il regarde autour de lui. Martha n’est pas encore arrivée. C’est une aubaine. Elle deviendra un personnage de son roman. Tous les romans commencent avec un rendez-vous manqué. Il boit d’un coup son verre de rye. Ça lui rappelle l’Irlande. Le doux lait maternel de son pays. Il écrit quelques mots. C’est le fantôme de James Joyce. Chambre 203. À travers le brouillard, il voit des formes danser devant ses yeux. Il vibre au son de la musique. Péniblement, il se lève sur ses jambes, reste une seconde en équilibre, puis retombe sur son siège. Il griffonne quelque chose dans son cahier ouvert.

    Un peu plus loin, assis à une petite table, un homme parle de Céline et de Casanova. Il porte un costume YSL bleu marine, des boutons de manchettes en nacre, un porte-cigarette en argent. Les deux femmes qui l’entourent ont les épaules nues, un décolleté vertigineux. Elles sont suspendues à ses paroles. De temps à autre, il trempe ses lèvres dans une coupe de champagne. Deux livres sont posés sur la table. Trésor d’amour. L’Étoile des Amants. Dédicacés à Lise et à Sophie. L’homme raconte qu’il aime venir écrire ici. Dans cet hôtel il est en bonne compagnie.

    « On écrit toujours avec les fantômes, dit-il. Et ils sont quelquefois encombrants ! »

    Ses deux femmes rient bruyamment, tête en arrière, faisant vibrer leurs seins sous l’étoffe serrée.

    « Mais la nuit est à nous ! Et la musique éloigne les fantômes. »

    Accoudé au bar, un homme se lève et les rejoint.

    Il est de grande taille. Il a les cheveux coiffés en arrière, un complet gris, il fume une cigarette américaine. Il n’a pas d’âge. Son regard est absent. Il sourit pourtant aux deux femmes et à l’auteur de Quartier nègre. Il ne dit pas un mot. Il danse en fermant à demi les yeux. Comme un ivrogne. Un somnambule.

    Je ne l’ai jamais vu. Et pourtant il me semble le connaître. Depuis toujours.

    Porté par la musique, je me lève à mon tour et je rejoins la ronde des fantômes.

                           Nous sommes des îles perdues au milieu de la mer.

    © Photographie : Bernard Faucon.

  • Parfum de fumée (2)

    3010983881.JPGMa mère avait vingt ans et vivait seule dans une mansarde en Vieille ville. La logeuse, une intraitable Valaisanne à chignon torsadé et à minerve, vérifiait les allées et venues de toutes ses locataires. Ma mère ne pouvait inviter personne. Mon père était un homme de passage. Il voyageait pour son travail. Lequel ? Ma mère est toujours restée mystérieuse. Il avait tout le temps un carnet et une plume à la main. Il vivait à l’hôtel. Comme on passe d’île en île, mon père changeait souvent de point de chute. Comme si quelqu’un le poursuivait. Qu’il voulait effacer ses traces.

    Cet hiver-là, il a loué une chambre au Richemond. Ce n’est pas la première fois. Il aime le charme de cet hôtel centenaire. Le piano-bar et les salons feutrés, la belle terrasse en face du monument Brunschwick (qui ressemble la nuit au Taj Mahal). Le balcon où il vient fumer une cigarette en regardant le lac qui change souvent de couleur. Il note tout dans son carnet. Il épie. Il espionne.

    Pour ma mère, c’est un agent secret.

    Il lui donne rendez-vous au bord du lac. Elle refuse. Il insiste. Elle finit par accepter.

    Ils se promènent sur la rade. Intimidés. Sans dire un mot. Entre deux rayons de soleil. C’est la fin de l’hiver. Chaque jour on voit passer les quatre saisons. Ce n’est jamais bon signe. Le ciel est gris et noir. Ils pressent le pas pour se réchauffer. La bise se lève sur les quais. Le tonnerre gronde. Ils se mettent à courir. Une neige mouillée tombe du ciel. Ils vont se réfugier sous un auvent.

     C’est là, près de l’église épiscopale, que mon père en profite pour embrasser ma mère. Trempée et grelottante, elle n’a pas le courage de se défendre. Ils attendent la fin de l’averse. Elle ne vient pas. Ils s’embrassent à nouveau. Elle finit par se dégager.

     « Je dois rentrer chez moi, dit-elle.

          Pourquoi ? », finit-il par articuler.

    Ils fument une cigarette en attendant que le ciel s’éclaircisse. Il ne s’éclaircit pas. Au contraire, la neige souffle en tourbillons. La protégeant avec son pardessus, il la guide jusqu’à l’hôtel. Elle ne voit pas où il l’entraîne. Ils montent dans sa chambre. Elle tremble dans ses vêtements mouillés. Il lui propose de prendre un bain. Elle ne veut pas. Elle a trop peur de l’inconnu. Dans son pays, ces choses ne se font pas. Il promet d’être sage. Frigorifiée, ma mère finit par dire oui. Il va fumer une cigarette sur le balcon. Le Salève est noyé dans le brouillard. Le lac ressemble à de l’ardoise.

    Mais il ne finit pas sa cigarette. Son désir est trop fort. Quand il la voit, surprise, pressant une serviette contre ses seins, il oublie sa promesse. Et, comme le jour décline, leurs bouches se collent l’une contre l’autre. Ils ne respirent plus. Ils ne se parlent pas. Deux étrangers comme à l’écart du monde. Et stupéfaiIls. Ils sont dans le vide amoureux.

    © Photographie : Bernard Faucon.