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Parfum de fumée (6)

4U00060.JPGCette nuit, j’ai croisé dans l’hôtel deux femmes qui parlaient fort et marchaient bras dessus bras dessous. L’une d’elles, en complet brun, le cheveu court, fumait en riant un cigare. L’autre, un peu échevelée, les paupières tombantes sur ses yeux gris, tenait un porte-cigarette dans la main. C’était le fantôme de Colette.

« Je vous présente Missy, dit-elle comme si nous nous connaissions depuis toujours. Vous venez boire un verre avec nous ? »

Avant que j’aie eu le temps de répondre, elles m’ont entraîné par le bras. Nous sommes allés dans le petit salon. Un homme jouait Body and Soul au piano. Nous avons bu une coupe de champagne. Mes deux amies étaient très gaies. Elles riaient et s’embrasaient à pleine bouche, s’amusant à mêler la fumée de leur cigarette.

« Quand on est aimé, on ne doute de rien, m’a murmuré Colette. Quand on aime, on doute de tout. »

À mon tour, j’ai allumé une cigarette.

« Que faites-vous ici ?

     Je termine un roman. Le Fanal bleu.

     J’ai cru que vous n’écriviez plus…

                       — On n’a jamais fini d’écrire… »

La nuit est belle.

Le pianiste entame une vieille chanson de Cab Calloway. The Jitterbug. Qui eut son heure de gloire, dans les années 20, au temps de la prohibition. Les deux amies se lèvent ensemble et se mettent à danser.

Un homme au visage émacié, en complet gris, fumant la pipe, portant lunettes et nœud papillon, les rejoint au milieu de la pièce. On dirait le fantôme de Simenon. Il plaisante avec elles comme s’il les connaissait depuis toujours.

Dans la pénombre, tassé dans son fauteuil de velours rouge, un homme se sert une rasade de whisky. Il est de taille moyenne. Il a les cheveux gris, une raie irrégulière sur le côté. Il porte un costume de velours côtelé, une belle cravate de soie ponceau, une chevalière en argent. Des lunettes qui ressemblent à des loupes. Un cahier est ouvert sur la table. Il le prend à deux mains, le rapproche de ses yeux, écrit quelques mots d’une écriture minuscule. Puis il regarde autour de lui. Martha n’est pas encore arrivée. C’est une aubaine. Elle deviendra un personnage de son roman. Tous les romans commencent avec un rendez-vous manqué. Il boit d’un coup son verre de rye. Ça lui rappelle l’Irlande. Le doux lait maternel de son pays. Il écrit quelques mots. C’est le fantôme de James Joyce. Chambre 203. À travers le brouillard, il voit des formes danser devant ses yeux. Il vibre au son de la musique. Péniblement, il se lève sur ses jambes, reste une seconde en équilibre, puis retombe sur son siège. Il griffonne quelque chose dans son cahier ouvert.

Un peu plus loin, assis à une petite table, un homme parle de Céline et de Casanova. Il porte un costume YSL bleu marine, des boutons de manchettes en nacre, un porte-cigarette en argent. Les deux femmes qui l’entourent ont les épaules nues, un décolleté vertigineux. Elles sont suspendues à ses paroles. De temps à autre, il trempe ses lèvres dans une coupe de champagne. Deux livres sont posés sur la table. Trésor d’amour. L’Étoile des Amants. Dédicacés à Lise et à Sophie. L’homme raconte qu’il aime venir écrire ici. Dans cet hôtel il est en bonne compagnie.

« On écrit toujours avec les fantômes, dit-il. Et ils sont quelquefois encombrants ! »

Ses deux femmes rient bruyamment, tête en arrière, faisant vibrer leurs seins sous l’étoffe serrée.

« Mais la nuit est à nous ! Et la musique éloigne les fantômes. »

Accoudé au bar, un homme se lève et les rejoint.

Il est de grande taille. Il a les cheveux coiffés en arrière, un complet gris, il fume une cigarette américaine. Il n’a pas d’âge. Son regard est absent. Il sourit pourtant aux deux femmes et à l’auteur de Quartier nègre. Il ne dit pas un mot. Il danse en fermant à demi les yeux. Comme un ivrogne. Un somnambule.

Je ne l’ai jamais vu. Et pourtant il me semble le connaître. Depuis toujours.

Porté par la musique, je me lève à mon tour et je rejoins la ronde des fantômes.

                       Nous sommes des îles perdues au milieu de la mer.

© Photographie : Bernard Faucon.

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