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Work in progress - Page 2

  • Somnambule*

    image.jpgDans la chambre au grand piano noir, flottant entre les draps de flanelle de son lit-mezzanine, une jambe à demi repliée sur le duvet à l'effigie des Spice Girls, son groupe fétiche, l'enfant dort. Pas d'un sommeil tranquille, non, mais agité de rêves, d'images fugaces, de peurs obscures. L'enfant gémit dans son sommeil, transpire, bouge beaucoup.

    Chaque soir, quand il est là, quand sa mère m'autorise à l'avoir, j'entre dans la chambre noire, sans faire de bruit. Je rajuste la couette pour qu'il soit entièrement couvert et qu'il ne prenne pas froid (même en été). J'écoute sa respiration. Je m'assieds sur le tabouret du piano noir et je reste des heures à le regarder dormir.

    Le tapis est jonché de jouets en plastique, comme un champ de bataille, des Superman, des Spiderman, des petites voitures à friction, une maquette de fusée spatiale, un RoboCop dépiauté, des dinosaures et des oiseaux préhistoriques, gros comme des rats. Souvent je demande à l'enfant de ranger sa chambre, mais rien n'y fait. Il aime vivre au milieu de ces créatures en plastique.

    Les yeux ouverts, mais endormi, l'enfant se lève pour marcher dans la chambre. Il tourne en rond, ne semble plus savoir où, ni qui il est. Il se cogne à la mezzanine, puis à la vitre de la fenêtre. Parfois il ouvre la porte et va se balader dans le couloir obscur. Je le suis à distance. Sa mère m'a dit qu'il ne faut jamais réveiller un somnambule. C'est dangereux. Si on le tire trop brusquement de son sommeil, il risque le collapse.

    Une nuit, ayant arpenté tout l'appartement, j'ai retrouvé l'enfant sur le palier, hésitant à descendre les marches ou à escalader la rampe de bois.

    Quelle est la volonté d'un somnambule ? Qui dirige ses pas ? L'enfant qui dort est-il le même que l'enfant éveillé ?

    Avec douceur je prends sa main. Il a toujours les yeux ouverts, mais il ne me voit pas. Et je le guide vers sa chambre à pas de loup. Il se glisse dans son lit, entre les draps qui ont gardé l'empreinte de son corps, de sa chaleur. Je remonte le duvet à l'effigie des Spice Girls sur son cou. L'enfant replonge dans un sommeil profond. Je m'installe au piano pour le regarder dormir.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Vrais et faux amis*

    amis.jpgDans les semaines qui ont suivi notre séparation — juste après l'explosion atomique —, les amis sont tombés comme des mouches.

    Il y a ceux qui ont d'emblée choisi leur camp. Le fan-club de Leslie, de loin le plus nombreux. Le fan-club de Damien, dont les membres se comptent sur les doigts d'une main. À la guerre comme à la guerre. Les hostilités sont ouvertes et tous les coups sont permis. Les excommunications volent bas. Comme les noms d'oiseau. Chaque jour, on se découvre des ennemis qu'on croyait bien connaître et qui vous poignardent dans le dos.

    Médisance, coups tordus, festival de fake news sur notre relation qui « battait de l'aile depuis longtemps ».

    Plus loin, il y a ceux qui ont tout vu, les blasés, les infiniment sages, les revenus de tout, qui se refusent de choisir un parti, car ils se veulent impartiaux. Ils ne font pas la différence entre elle et lui, parce qu'ils placent la liberté de chacun au-dessus de tout. Ce sont les mêmes qui, dans votre dos, intronisent le rival. Les draps du lit sont encore chauds, ils gardent l'empreinte de votre corps. Mais bon, c'est comme ça. La vie suit son cours. Ceux-là, je les ai vite atomisés, rayés à vie de ma liste d'invités. Ils m'ont lâché quand j'avais besoin d'eux, continuant leur vie médiocre à l'université ou ailleurs, sans jamais prendre de mes nouvelles. Pourtant, nous étions comme les doigts de la main. Nous avions même fondé un « club des neuf » avec deux autres couples qui avaient eu eux aussi un enfant. Tennis, soirées sans fin sur les terrasses, vacances communes dans le Sud de la France.

    L'histoire s'est arrêtée d'un coup, abruptement, par trahison.

    Enfin, il y a ceux qui restent, ils ne sont qu'une poignée, les taiseux, les solitaires, les mutilés. La douleur rend les hommes solidaires. C'est une nouvelle fraternité, inconnue jusqu'ici. Ils ne demandent rien, ils sont discrets, ils écoutent vos conneries jusqu'aux petites heures du matin. Ils vous soignent aux bons vins, au risotto au champagne, aux meringues à la double crème de gruyère. Ils vous transmettent leur énergie et leur amour. À leur table, chez eux, une place vous est toujours réservée. Parfois, ils jouent les entremetteurs. Ils vous présentent une fille qui vous sourit. Sa voix est agréable, mais vous ne la voyez pas : vous êtes encore dans les brumes du chagrin, sur un radeau perdu en pleine mer. Quand vous rouvrez les yeux, elle n'est plus là. Vos amis sont désolés. Ce n'est pas grave. Vous reprenez votre navigation solitaire.

    Et puis il y a ces frères de l'ombre.

    Ceux qu'on appelle les pères du dimanche. Les demi-pères. Les pères à temps partiel.

    Comme Gaspard, comme Greg le borgne.

    Vous ne les connaissiez pas avant l'explosion nucléaire. Eux aussi sont des survivants — des miraculés. Ils traversent des champs de ruines. Des cimetières sous la pluie. Leur corps est brûlé au napalm. Ils sont seuls, mais pas entièrement. Un enfant les suit comme une ombre.

    Mais attention : s'ils se retournent, l'enfant disparaît !

    C'est la loi.

    Ils sont condamnés à aller de l'avant sans jamais regarder en arrière, comme Orphée remontant des enfers : dans son dos Eurydice le suit, mais il est interdit de la voir.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Nicolas Bouvier*

    images.jpegL'après-midi s'achève. Mes pas me portent jusqu'à Carouge. Je traverse le pont sur l'Arve aux eaux grises et boueuses, je longe les rails du tram sur cinq cents mètres et j'arrive sur la place du Marché.

    C'est là, une fois par mois, que j'avais rendez-vous avec Nicolas à la Brasserie de la Bourse. Il arrivait en retard. Ou parfois oubliait de venir. J'allais le chercher dans son repaire du Boulevard des Promenades, tout en haut d'une tour qui offrait une vue grandiose sur la ville. Son atelier était un véritable capharnaüm. Les murs étaient couverts d'images, de photos et de dessins, de plans plus ou moins chimériques. Et son bureau, dans un coin de la pièce, ployait sous les piles de livres. Il y avait toujours une bouteille de whisky à portée de la main.

    « Nous avions rendez-vous ? demandait-il d'une voix innocente.

    — Oui. Nous devions manger ensemble.

    — Ah ! Pardon.

    — Pas grave. Une bonne table nous attend. »

    Dans la rue, nous marchions côte à côte, mais pas au même rythme. Nicolas avançait au rythme de ses mots et de ses phrases. À chaque point, il marquait une pause, respirait un bon coup, puis commençait une nouvelle phrase en se remettant à marcher. Comme pour Rousseau, la pensée lui venait en marchant. De l'extérieur, il donnait l'impression d'avancer comme une grenouille, par bonds successifs. J'avais quelquefois de la peine à le suivre.

    Nous arrivions sur la place du Marché. Le patron de la Bourse nous attendait sur le seuil du bistrot. Une table nous était réservée dans une petite salle, souvent à moitié vide. Nicolas s'asseyait dos à la fenêtre pour ne pas voir les passants dans la rue qui risquaient de le reconnaître. Il sortait de sa poche une multitude de flacons et de fioles pourvus d'étiquettes illisibles.

    « Je suis une pharmacie ambulante ! »

    Nous commandions toujours un demi de goron. Il se versait un verre et avalait une poignée de pilules jaunes et blanches.

    « Tu es sûr que le vin et les médicaments font bon ménage ?

    — Pas de souci. C'est un mariage heureux. »

    Invariablement, nous commandions le même plat. De la langue de bœuf aux câpres avec de la purée de pommes-de-terre et des légumes de saison. Un délice. Arrosé d'un nouveau demi de goron. Car Nicolas avait toujours très soif.

    « La langue, vois-tu, c'est le plat préféré des écrivains ! Ils la découpent, ils la remâchent, ils la savourent, ils la triturent. Ils l'intègrent à leur propre corps au point qu'on ne peut plus savoir qui est qui. C'est une alchimie mystérieuse… »

    C'était en 1990. Nicolas avait soixante-et-un ans et il venait de publier son Journal d'Aran et d'autres lieux. Il me parlait de ses pérégrinations sur les îles irlandaises, des paysages arides, mais peuplés de fantômes.

    « Il restait une traînée de safran sombre dans le ciel noir. J'ai garé la voiture entre des crocus couchés et rôtis par le gel. De la terrasse on voyait les anses au nord du port déjà prises dans une mince pellicule de glace. Nous étions hors saison et c'est le seul hôtel où j'ai trouvé une chambre. »

    En l'écoutant, je me disais que j'irais là-bas un jour, sur l'ile aux sortilèges, à la rencontre des fantômes échappés des châteaux en ruine qui me diraient enfin qui je suis (eux seuls le savent). Chaque voyage est une petite odyssée qui vous fait et qui vous défait. Et Nicolas, à force de chasser les quasars, n'en est jamais revenu indemne.

    « Dans le cosmos, il existe des zones noires inexplicables que les astronomes ont baptisées les quasars. La densité de la matière y serait telle que les protons ne peuvent s'en échapper. Des excès, des trous de création, si l'on veut. Dans un quasar, l'esprit se déficelle et ne retient plus rien ; on n'a pas pu prendre son souffle que déjà on a disparu. On refait surface ailleurs, un peu plus tard, un peu plus loin, dans un milieu qui a retrouvé suffisamment de cohérence pour que l'on puisse respirer. Ou on ne revient pas : chaque année, huit mille personnes s'évanouissent en fumée sans que l'on puisse invoquer les terroristes, le grand caïman ou un héritage en litige… »

    J'avais vingt ans. Je suivais les cours d'une école de théâtre. Les masques que l'on me proposait ne convenaient pas à mon visage. Les mots que je jouais sonnaient faux dans ma bouche. J'avais la nostalgie du lointain, des voyages et des rencontres. Déjà la soif de disparaître.

    *extrait d'un livre en cours