Dans les semaines qui ont suivi notre séparation — juste après l'explosion atomique —, les amis sont tombés comme des mouches.
Il y a ceux qui ont d'emblée choisi leur camp. Le fan-club de Leslie, de loin le plus nombreux. Le fan-club de Damien, dont les membres se comptent sur les doigts d'une main. À la guerre comme à la guerre. Les hostilités sont ouvertes et tous les coups sont permis. Les excommunications volent bas. Comme les noms d'oiseau. Chaque jour, on se découvre des ennemis qu'on croyait bien connaître et qui vous poignardent dans le dos.
Médisance, coups tordus, festival de fake news sur notre relation qui « battait de l'aile depuis longtemps ».
Plus loin, il y a ceux qui ont tout vu, les blasés, les infiniment sages, les revenus de tout, qui se refusent de choisir un parti, car ils se veulent impartiaux. Ils ne font pas la différence entre elle et lui, parce qu'ils placent la liberté de chacun au-dessus de tout. Ce sont les mêmes qui, dans votre dos, intronisent le rival. Les draps du lit sont encore chauds, ils gardent l'empreinte de votre corps. Mais bon, c'est comme ça. La vie suit son cours. Ceux-là, je les ai vite atomisés, rayés à vie de ma liste d'invités. Ils m'ont lâché quand j'avais besoin d'eux, continuant leur vie médiocre à l'université ou ailleurs, sans jamais prendre de mes nouvelles. Pourtant, nous étions comme les doigts de la main. Nous avions même fondé un « club des neuf » avec deux autres couples qui avaient eu eux aussi un enfant. Tennis, soirées sans fin sur les terrasses, vacances communes dans le Sud de la France.
L'histoire s'est arrêtée d'un coup, abruptement, par trahison.
Enfin, il y a ceux qui restent, ils ne sont qu'une poignée, les taiseux, les solitaires, les mutilés. La douleur rend les hommes solidaires. C'est une nouvelle fraternité, inconnue jusqu'ici. Ils ne demandent rien, ils sont discrets, ils écoutent vos conneries jusqu'aux petites heures du matin. Ils vous soignent aux bons vins, au risotto au champagne, aux meringues à la double crème de gruyère. Ils vous transmettent leur énergie et leur amour. À leur table, chez eux, une place vous est toujours réservée. Parfois, ils jouent les entremetteurs. Ils vous présentent une fille qui vous sourit. Sa voix est agréable, mais vous ne la voyez pas : vous êtes encore dans les brumes du chagrin, sur un radeau perdu en pleine mer. Quand vous rouvrez les yeux, elle n'est plus là. Vos amis sont désolés. Ce n'est pas grave. Vous reprenez votre navigation solitaire.
Et puis il y a ces frères de l'ombre.
Ceux qu'on appelle les pères du dimanche. Les demi-pères. Les pères à temps partiel.
Comme Gaspard, comme Greg le borgne.
Vous ne les connaissiez pas avant l'explosion nucléaire. Eux aussi sont des survivants — des miraculés. Ils traversent des champs de ruines. Des cimetières sous la pluie. Leur corps est brûlé au napalm. Ils sont seuls, mais pas entièrement. Un enfant les suit comme une ombre.
Mais attention : s'ils se retournent, l'enfant disparaît !
C'est la loi.
Ils sont condamnés à aller de l'avant sans jamais regarder en arrière, comme Orphée remontant des enfers : dans son dos Eurydice le suit, mais il est interdit de la voir.
* extrait d'un roman en chantier.