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Work in progress - Page 8

  • Boutique d'amour

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    C’est la nuit du bambou. Avec l’arrivée des touristes, la fièvre a gagné le village. Il y a du plaisir et des sous à glaner. Des ombres filent comme des panthères d’une case à l’autre. On entend des soupirs, des feulements, des cris de chauve-souris.

    Vers minuit, quelqu’un frappe à la case voisine.

    « Qui est là ? dit une voix d’homme.

    C’est l’amour. »

    On entend l’homme glousser, puis la porte de bois s’ouvre en grinçant.

    « Je fais boutique du cul, dit une voix de jeune fille. Trou pipi. Trou caca. Trou miam-miam! »


  • Les trois visages de l'homme blanc

    1013771711.2.jpgLe lendemain, je marche dans les rues éblouissantes. Depuis le commencement des temps, le monde occidental ne connaît qu’une couleur : BLANC. La seule chose qui me reste, dans cette neige aveuglante, ce sel amer, c’est l’ombre accrochée à mes pieds, cette tache en forme de feuille de bananier qui glisse en silence sur le sol.
    Je suis dans l’autre monde : des mots partout, des mots écrits noir sur blanc ou clignotant de lueurs vives, des mots abandonnés par d’autres hommes, des messages et des signes, une mousson de mots qui donnent le vertige, tracés le plus souvent dans une langue unique, la langue du monde global, Coke the Real Thing, Nespresso : what else ? Why Don’t You Try Me ? Des mots qui tremblent comme des appels à la détresse, regardez-moi, écoutez ma prière, achetez s’il vous plaît ma camelote, des mots comme autant de bouteilles à la mer.
    Genève, un monde en soi.
    Sur les affiches, les mots sont des images et des marques. Ils servent de légendes à des scènes vivantes où reviennent partout de grandes femmes maigres aux jambes transparentes, des voitures rutilantes prises sous tous les angles, des visages d’enfants surpris dans des postures singulières, certains déroulant d’immenses rubans de papier bleu lavande, d’autres au faciès réjoui engloutissant leur poids en céréales, d’autres encore perdus parmi des nègres faméliques et vantant les mérites d’un lait vitaminé…
    Tout à coup, je comprends mon vertige.
    J’ai sous les yeux les trois visages de l’homme occidental :
    la femme qu’il ne sera jamais ;
    la voiture qui incarne la nostalgie de sa virilité ;
    et l’enfant qu’il ne sait plus faire.

  • Les pères d'Adam

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    Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.

    « Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »

    Et Yôshi de surenchérir :

    « Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »

    Et Jack d’ajouter, zen :

    « Un père reste un père ».

    Et Yôshi, l’air sentencieux :

    « Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »

    Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :

    « Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »

    Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :

    « Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

    Et Jack citant Abla Farhoud :

    « Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »