Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.
« Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »
Et Yôshi de surenchérir :
« Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »
Et Jack d’ajouter, zen :
« Un père reste un père ».
Et Yôshi, l’air sentencieux :
« Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »
Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :
« Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »
Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :
« Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »
Et Jack citant Abla Farhoud :
« Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »