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  • Conversation avec Isabelle Æschlimann*

    images-1.jpegQuand et pourquoi avez-vous décidé que l’écriture tiendrait une place prépondérante dans votre vie?
    JMO — J’ai commencé par la musique et par la poésie. Puis, insensiblement, vers 15-16 ans, les deux se sont fondues au point de ne faire plus qu’une. Il n’y a pas de décision làdedans. L’écriture s’est imposée comme une planche de salut. Une tour de guet pour observer le monde et le comprendre.
    IA — C’est venu graduellement. J’ai toujours écrit, mais je m’éparpillais dans plusieurs formes d’art. Vers 25 ans, je me suis dit que ce serait bien d’en choisir une et de l’approfondir. L’écriture était celui qui comblait le plus mon besoin de m’exprimer. Cela me procure un plaisir sans pareil. Je ne peux plus m’en passer. Si je n’écris pas, je ressens un vide en moi.


    Qu’est-ce que ce choix a impliqué et implique dans votre vie?
    JMO — Écrire, pour moi, c’est la règle des trois S: solitude, silence, secret. On écrit toujours seul, dans le silence et le secret à révéler. Cela n’implique pas une vie solitaire. Mais un espace de solitude et de silence. Un jardin secret. Ce jardin, pour moi, est ouvert au monde. Il a un nom: c’est le roman. Un lieu qui engloberait toutes les disciplines: la musique, la peinture, la philosophie, la psychanalyse... Ce que Joyce a fait dans Ulysse, par exemple. Un roman total.
    IA — Comme toutes mamans qui travaillent à temps partiel, cela implique de l’organisation et de la discipline envers soi-même. images-2.jpegJ’ai dû trouver un équilibre entre le travail, ma famille, mes amis et l’écriture. Lorsqu’on pratique un sport de haut niveau, c’est plus reconnu. Mais manquer un événement ou se priver de quelque chose «pour écrire», cela fait sourire. Je ne prétends à aucune mission. Mais un romancier apporte un regard personnel sur la société d’une époque. Il soulève des questions, provoque des réactions.


    Quel statut ont les écrivains dans notre pays en particulier et le monde en général ?
    JMO — En Suisse, les écrivains ont peu de place, hélas. Certains sont largement subventionnés, d’autres ne reçoivent jamais un sou. Mais cela ne leur confère aucun statut social. D’une manière générale, ils ont beaucoup de peine à faire entendre leur voix. En France ou en Allemagne, les écrivains ont souvent une tribune dans les journaux ou les hebdomadaires, alors qu’en Suisse, on leur donne rarement la parole. On a peur de leur voix.
    IA — Je ne fréquente pas le milieu littéraire dans mon quotidien. Mais il me semble que les écrivains sont discrets. Et je constate qu’être écrivain est une activité que l’on pratique à côté d’un «premier métier»...…


    Écrire en Suisse, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
    JMO — Pour reprendre le titre d’une émission de télévision célèbre, chaque écrivain a des racines et des ailes. Je ne crois pas aux écrivains hors sol. Où qu’on aille, un peu de terre natale reste toujours collé à nos semelles. Ce n’est pas un poids ou une limitation. Regardez encore Joyce: il porte son Irlande natale en lui et c’est à partir de cet héritage qu’il écrit. Pour mieux s’envoler. Aller à la rencontre du monde et des autres.
    IA — Cela implique de garder les pieds sur terre et rester modeste. La scène littéraire est assez discrète en Suisse, peu mise en avant. Notre succès garde des proportions à l’échelle romande. L’immense avantage en revanche, est qu’au niveau régional, les gens nous soutiennent. Je suis jurassienne, je vis dans le canton de Vaud depuis 8 ans, et les deux cantons m’ont soutenue lors de mon entrée en littérature.


    Que peut, et doit, transmettre un écrivain à un autre écrivain?
    JMO — Ce n’est pas à l’école qu’on apprend à écrire. C’est en lisant, encore et toujours, les livres des autres. En dévorant les bibliothèques. En écumant les librairies. Je crois que la transmission se fait surtout par la lecture. Une sorte de «transsubstantiation». Mais fréquenter des écrivains (ou des artistes en général) est extrêmement précieux. J’ai eu la chance de fréquenter de grands écrivains comme Aragon, Chessex, Quignard, Starobinski, Derrida. Ils m’ont beaucoup encouragé, non pas par leurs conseils, mais par leur amitié et leur écoute.

    IA — Le processus de création est un acte bien mystérieux et chaque écrivain a quelque chose de différent à transmettre. Tout est intéressant! Ceci dit, écrire reste une activité solitaire et un dialogue avec soi-même.

    Peut-on apprendre à écrire?
    images-4.jpegJMO — Je n’ai jamais appris à écrire. C’est la vie, ses bonheurs et ses drames, et la langue dans laquelle je suis né qui forgent mon écriture. J’écris avec mon corps et mes émotions. J’invente une voix dans la langue. Ce qui me pousse en avant? Le désir de vivre d’autres vies, sans doute. De voyager grâce aux livres des autres et d’élargir mon horizon.
    IA — Du moment que les idées sont là, bien sûr que l’on peut apprendre à écrire. D’ailleurs en Amérique, il y a des écoles d’écrivains. C’est avant tout du travail. De mon côté, je lis énormément en essayant d’analyser ce que je lis, de comprendre comment l’auteur a construit son texte. C’est la meilleure école. Ensuite je remanie mes phrases des dizaines de fois jusqu’à ce que mon texte et son rythme me conviennent.


    Que vous amènent les discussions et le compagnonnage avec votre poulain/avec votre parrain? Qu’appréciezvous chez lui ?
    JMO — Je trouve extrêmement stimulante la rencontre avec un autre écrivain. Le dialogue, l’échange, le partage d’expériences a priori très différentes (le parrain est rodé au milieu littéraire, tandis que le poulain - ou la pouliche! - n’en connaît pas encore les ficelles). J’aime la fraîcheur de mes conversations avec Isabelle, comme j’ai aimé le rythme et la vivacité de son livre, «Un été de trop». J’aime surtout
    l’espérance de ce qui va suivre: le livre à venir. Celui qu’on rêve. Le livre qui n’existe pas encore.
    IA — J’éprouve un énorme plaisir à parler littérature pendant des heures, de pouvoir poser toutes les questions que j’ai toujours eu envie de poser à un auteur aussi reconnu que Jean-Michel. Il fait preuve d’une grande humilité. Peut-être parce qu’il enseigne à des jeunes qui n’ont aucune idée de la chance qu’ils ont! Par son métier, il a une perception pédagogique de l’écriture. Il essaie d’intéresser les
    jeunes à son art, de leur démontrer la puissance des mots. C’est magnifique. Concernant son style d’écriture, il ne choisit pas la voie de la facilité. Il veut progresser, explorer de nouveaux horizons. Lorsqu’une recette fonctionne, au lieu de resservir le même plat, il en essaie une autre. Il se met en danger à chaque fois. C’est une leçon: ne pas se reposer sur ses acquis. Mais cela pourrait aussi être: ne te sens jamais enfermée dans un carcan. Jean-Michel est avant tout un père et j’aime sentir que même à son niveau, ce qui nous rattache à la réalité est notre famille. S’il était un célibataire endurci qui s’était consacré à l’écriture, il y aurait un gouffre entre nous. Alors que là, il devient un modèle.
    Concilier famille et écriture est possible. Et c’est même ce qui nous nourrit. Elle est notre énergie, essentielle à notre équilibre. ■

    *En réponse à des questions d'Isabelle Falconnier.

    Photo © Thomas Zoller

  • Le projet Parrains-Poulains

    images.jpegLe Projet Parrains&Poulains du Salon du livre et de la
    presse de Genève répond à deux missions: mettre en
    lumière des écrivains romands en début de carrière dont nous estimons qu’ils ont un bel avenir devant eux d’une part, encourager, d’autre part, la transmission entre écrivains.
    L’écrivain est solitaire, par essence. Or, lorsqu’on a choisi de faire de l’écriture une activité essentielle de sa vie d’homme ou de femme, de nombreuses questions se posent: comment concilier vie familiale, vie professionnelle et vie d’artiste? Comment gagner sa vie avec l’écriture? Comment faire face à l’angoisse de la page blanche? Comment être lu? Qui mieux que des écrivains expérimentés, ayant trouvé leurs propres réponses à ces questions, pouvaient faire écho aux
    interrogations profondes de jeunes gens faisant ce pari fou de l’écriture, et parfois démunis devant les difficultés du métier d’écrivain?
    PhotoBlogSalonDuLivreParrainsPoulains.jpgCinq auteurs confirmés, Anne Cuneo, Jean-Louis Kuffer, Jean-Michel Olivier, Amélie Plume et Daniel de Roulet ont accepté de parrainer respectivement Quentin Mouton, Max Lobe, Isabelle Aeschlimann, Anne-Frédérique Rochat et Aude Seigne. Autant de personnalités riches, diverses et fortes qui se sont rencontrées à plusieurs reprises entre janvier et mai 2013, et ont généreusement rédigé pour cette présente publication un texte inédit sur le thème de «Le métier d’écrivain» pour les Parrains et, pour les Poulains, le récit d’une de leur rencontre. Je les remercie pour l’énergie, l’empathie, la curiosité et l’inspiration dont ils ont fait preuve en se prêtant au jeu. Acteur à part entière de la scène culturelle suisse, le Salon du livre et de la presse de Genève est heureux de pouvoir ainsi contribuer à la création littéraire de notre pays.
    Isabelle Falconnier
    Présidente du Salon du livre et de la presse de Genève


  • Parfum de fumée (6)

    4U00060.JPGCette nuit, j’ai croisé dans l’hôtel deux femmes qui parlaient fort et marchaient bras dessus bras dessous. L’une d’elles, en complet brun, le cheveu court, fumait en riant un cigare. L’autre, un peu échevelée, les paupières tombantes sur ses yeux gris, tenait un porte-cigarette dans la main. C’était le fantôme de Colette.

    « Je vous présente Missy, dit-elle comme si nous nous connaissions depuis toujours. Vous venez boire un verre avec nous ? »

    Avant que j’aie eu le temps de répondre, elles m’ont entraîné par le bras. Nous sommes allés dans le petit salon. Un homme jouait Body and Soul au piano. Nous avons bu une coupe de champagne. Mes deux amies étaient très gaies. Elles riaient et s’embrasaient à pleine bouche, s’amusant à mêler la fumée de leur cigarette.

    « Quand on est aimé, on ne doute de rien, m’a murmuré Colette. Quand on aime, on doute de tout. »

    À mon tour, j’ai allumé une cigarette.

    « Que faites-vous ici ?

         Je termine un roman. Le Fanal bleu.

         J’ai cru que vous n’écriviez plus…

                           — On n’a jamais fini d’écrire… »

    La nuit est belle.

    Le pianiste entame une vieille chanson de Cab Calloway. The Jitterbug. Qui eut son heure de gloire, dans les années 20, au temps de la prohibition. Les deux amies se lèvent ensemble et se mettent à danser.

    Un homme au visage émacié, en complet gris, fumant la pipe, portant lunettes et nœud papillon, les rejoint au milieu de la pièce. On dirait le fantôme de Simenon. Il plaisante avec elles comme s’il les connaissait depuis toujours.

    Dans la pénombre, tassé dans son fauteuil de velours rouge, un homme se sert une rasade de whisky. Il est de taille moyenne. Il a les cheveux gris, une raie irrégulière sur le côté. Il porte un costume de velours côtelé, une belle cravate de soie ponceau, une chevalière en argent. Des lunettes qui ressemblent à des loupes. Un cahier est ouvert sur la table. Il le prend à deux mains, le rapproche de ses yeux, écrit quelques mots d’une écriture minuscule. Puis il regarde autour de lui. Martha n’est pas encore arrivée. C’est une aubaine. Elle deviendra un personnage de son roman. Tous les romans commencent avec un rendez-vous manqué. Il boit d’un coup son verre de rye. Ça lui rappelle l’Irlande. Le doux lait maternel de son pays. Il écrit quelques mots. C’est le fantôme de James Joyce. Chambre 203. À travers le brouillard, il voit des formes danser devant ses yeux. Il vibre au son de la musique. Péniblement, il se lève sur ses jambes, reste une seconde en équilibre, puis retombe sur son siège. Il griffonne quelque chose dans son cahier ouvert.

    Un peu plus loin, assis à une petite table, un homme parle de Céline et de Casanova. Il porte un costume YSL bleu marine, des boutons de manchettes en nacre, un porte-cigarette en argent. Les deux femmes qui l’entourent ont les épaules nues, un décolleté vertigineux. Elles sont suspendues à ses paroles. De temps à autre, il trempe ses lèvres dans une coupe de champagne. Deux livres sont posés sur la table. Trésor d’amour. L’Étoile des Amants. Dédicacés à Lise et à Sophie. L’homme raconte qu’il aime venir écrire ici. Dans cet hôtel il est en bonne compagnie.

    « On écrit toujours avec les fantômes, dit-il. Et ils sont quelquefois encombrants ! »

    Ses deux femmes rient bruyamment, tête en arrière, faisant vibrer leurs seins sous l’étoffe serrée.

    « Mais la nuit est à nous ! Et la musique éloigne les fantômes. »

    Accoudé au bar, un homme se lève et les rejoint.

    Il est de grande taille. Il a les cheveux coiffés en arrière, un complet gris, il fume une cigarette américaine. Il n’a pas d’âge. Son regard est absent. Il sourit pourtant aux deux femmes et à l’auteur de Quartier nègre. Il ne dit pas un mot. Il danse en fermant à demi les yeux. Comme un ivrogne. Un somnambule.

    Je ne l’ai jamais vu. Et pourtant il me semble le connaître. Depuis toujours.

    Porté par la musique, je me lève à mon tour et je rejoins la ronde des fantômes.

                           Nous sommes des îles perdues au milieu de la mer.

    © Photographie : Bernard Faucon.