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  • La part secrète de Léo Ferré

    couv_butor_0.jpgCertains artistes passent leur vie à édifier leur statue. Amoureusement. Soigeusement. Comme on se regarde dans une glace. Ils bâtissent leur légende. Au sens premier du terme : ce qu'il faut lire de leur vie. Céline le misanthrope. Chessex le pasteur défroqué. Bouvier le voyageur. Baudelaire le dandy misogyne. Nerval le ténébreux. Et Léo Ferré, l'anar irréductible. Quelquefois la statue est si parfaite que tout le monde y croit. Les détracteurs comme les admirateurs. Cela évite les questions embarrassantes. Le génie est unique et indivisible…

    Pourtant, la vie des créateurs n'est pas toujours celle que l'on croit. La vache enragée, certes, mais aussi les hôtels 5 étoiles, la solitude hautaine, mais aussi les courbettes et les mondanités, l'Amour majuscule, mais aussi la veulerie et les trahisons, la Femme inaccessible, mais encore « l'intelligence des femmes, c'est dans les ovaires. Ça a tout pris » (Léo Ferré)…

    On a toujours pris soin de séparer la vie et l'œuvre d'un grand créateur. Pourquoi ? Sans doute par idéalisme. Nous voulons tous garder la meilleure image d'un écrivain ou d'un chanteur. C'est rassurant. Pourtant, chaque créateur porte en lui une part maudite, obscure, inavouable.

    Le grand, l'immense Léo Ferré, idole de mes vingts ans, n'échappe pas à la règle. À vrai dire, je le pressentais depuis longtemps. S'il est un artiste qui a voulu créer un personnage, c'est bien lui, avec sa chevelure léonine, sa voix profonde, ses clins d'œil appuyés.

    Sa belle-fille, Annie Butor, publie aujourd'hui un livre de souvenirs, Comment voulez-vous que j'oublie*, qui est un témoignage d'amour et de douleur. C'est aussi un réquisitoire contre l'homme qui a effacé de sa vie toute trace de Madeleine, la Muse qui lui a inspiré ses plus belles chansons, qui l'a encouragé, consolé, porté à bout de bras dans les jours difficiles.leo_ferre030.jpg

    Annie a 5 ans lorsque sa mère, le 6 janvier 1950, rencontre au Bar Bac un artiste de 33 ans aussi exalté que déprimé: c'est Léo Ferré, qui court les cachets en se produisant dans de petits cabarets rive gauche.

    « Les affaires de Léo allaient si mal qu'il était sur le point de tout abandonner, raconte Annie Butor en interview. Ma mère est tombée amoureuse, l'a encouragé à continuer, a emménagé avec lui dans une chambre d'hôtel du Quartier latin. Pendant 18 ans, ils ne se sont plus jamais quittés. Nous étions un clan, un roc. Ils me traînaient partout, je dormais sur des banquettes de restaurant. L'été, nous pouvions passer deux mois entiers reclus, sans voir personne, Léo me considérait comme sa fille. J'avais 15 ans lorsqu'il a écrit pour moi Jolie môme... »

    Ce livre bouleversant, qui tient à la fois de la confession et de l'exorcisme, a provoqué en France des réactions passionnées, sur les blogs (voir ici l'excellent blog d'Antony Boyer ici) et dans les journaux (voir ici l'article consternant de Pascal Boniface dans le Nouvel Observateur).

    Au fond, on ne touche pas à la Statue du Commandeur. Sujet tabou. Poètes, circulez, il n'y a rien à voir…

    Que raconte ce livre impie aux yeux des vieux gardiens du temple ?

    Une histoire d'amour belle et malheureuse. Une passion destructrice entre un homme et une femme fusionnels et narcissiques qui ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Dix-huit années de bohème luxueuse, magnifique, créatrice de chef-d'œuvres. Un éclair, puis la nuit… disait Baudelaire. Une passion qui se délimte avec le temps. Les raisons du désamour ? L'alcoolisme de Madeleine, l'égoïsme de Léo… et l'invasion des animaux dont s'entoure le couple dans son château de Bretagne. Une vraie ménagerie. Vite ingérable. D'autant que le couple, fidèle à ses principes, se refuse d'intervenir dans l'éducation des animaux…

    images-1.jpegAu premier rang des accusés : Pépée, une femelle champanzé que Madeleine et Léo ont recueillie un jour. C'est peu dire que Pépée prend de la place. Très vite, elle remplace leur fille, dans le cœur des amants comme à table, où elle mange, boit du vin et fume des cigarettes. Pépée est l'enfant que le couple n'a jamais eu. Et Annie, fille d'un premier mariage de Madeleine, ne peut qu'assister, impuissante, à cette trahison. Forte comme huit hommes, agressive, imprévisible, Pépée éloignera du couple même les amis les plus fidèles, comme Paul Guimard et Benoîte Groult (qui signe la préface du livre d'Annie Butor).

    Étrange affection, tout de même, pour cette bête si bien domestiquée et demeurée sauvage ! Amour de substitution et mortifère !

    Pépée, sous la surveillance de Léo, tombera un jour d'un arbre et c'est Madeleine qui tentera de la soigner. En vain. Pépée mourra, alors que Léo est en tournée, mort qu'il ne pardonnera jamais à Madeleine. Quelques mois plus tard, Léo s'enfuira définitivement.

    Il y a beaucoup de douleur dans le livre d'Annie, témoin de près de vingt ans de la vie du couple fusionnel. Beaucoup de rancœur aussi, d'amertume, de violence. La violence d'une fille dépossédée (au sens propre comme figuré, car Léo l'a rayé de sa vie), blessée, meurtrie, qui veut effacer l'injustice faite à sa mère, trahie et traînée dans la boue par le poète et ses héritiers.

    C'est un livre de réhabilitation aussi, qui ne cherche pas à salir la mémoire d'un grand poète, mais à rétablir une certaine vérité. À sa manière, Annie Butor éclaire la statue de Ferré, mais sous un autre jour, plus cru et plus cruel sans doute. Elle n'est pas un témoin objectif, bien sûr, et heureusement. Elle livre sa part intime de vérité.

    Et tant pis si celle-ci fâche les admirateurs béats de l'anar statufié.

    * Annie Butor, Comment voulez-vous que j'oublie ? éditions Phébus, 2013.

  • Nous sommes tous des métèques

    images-1.jpegÉté 1969. Je me souviens de l’image neigeuse du poste de télévision. Comme chaque soir, nous regardions l’ORTF, unique chaîne nationale et publique française. Nino Ferrer, en smoking et nœud papillon, animait une émission de variété. Il annonça un chanteur inconnu, plus très jeune, un peu voûté, visage mangé de barbe et pull de laine. Accompagné de sa guitare, d’une voix frêle et voilée, le grand escogriffe barbu fredonna une chanson aux paroles audacieuses. L’histoire d’un homme « rêveur et musicien », « voleur et vagabond », « rôdeur » en quête de liberté et d’amour.

    Cet homme s’appelait Georges Moustaki, et sa chanson Le Métèque.

    En pleine vague érotique (Serge Gainsbourg était passé par là), un an après le joli mois de mai, cette chanson singulière marquera les esprits et sera l’une des premières consacrées par la télévision (chez Polydor, la maison de disques de Moustaki, les presses tournent à 5000 pressages par jour pendant tout l’été 69).

    Une chanson, c’est l’alliage fragile d’un texte et d’une musique. Le texte, souvent, se prend pour un poème, alors qu’il enchaîne les poncifs et les rimes faciles. La musique, quant à elle, repose parfois sur trois accords de guitare, répétés jusqu’à l’écœurement.

    Pourtant, certaines chansons révèlent non seulement le talent de leur auteur, mais aussi la fibre vive de leur époque. Les désirs et les peurs inconscientes. Les rêves, les combats, les utopies. Elles sont prophétiques. C’est le cas de la chanson de Georges Moustaki, promu, du jour au lendemain, grâce à l’ORTF, nouvelle star de la chanson française.

    Né en Égypte, grec de passeport et juif de confession, Youssef Mustachi grandit dans une famille où on parle six langues. Il suit les cours de l’école française d’Alexandrie. Plus tard, il traverse la grande bleue, passe par l’île de Corfou (d’où vient sa famille), file en Italie, puis en France. Arrivé à Paris, il frappe à toutes les portes. Pas toujours avec succès. Un étranger est constamment au commencement de son histoire. Toute sa vie, Moustaki reste un métèque, terme à la fois péjoratif et insolite. Un étranger. Un oursider. Il écrit ses premières chansons qu’il propose à Yves Montand, Édith Piaf, Barbara, puis Serge Reggiani.

    Le métèque, c’est l’étranger de passage, celui qui ne vit plus dans le village où il est né. Autrement dit, vous ou moi. Il n’a pas le droit de cité, mais on tolère sa présence. Aux « natifs », il apporte sa force vive et ses lumières. Sa créativité. Sa parole poétique. C’est le sang neuf dont nous avons besoin pour nous régénérer. Et qui, finalement, nous donne une chance d’être nous-même.

    Le salut vient toujours de l’autre, le métèque, l’étranger.

    C’est pourquoi il convient de lui ouvrir sa porte, de l’accueillir comme s’il était des nôtres, car il apporte la liberté.

    Et ses chansons demeurent longtemps après qu’il est parti.

     

     

  • L'image de Dolorès

     

    images.jpegOn dit de Dolorès qu’elle est superficielle et vaine. Qu’elle passe son temps à se faire belle, à disparaître. À s’admirer dans les miroirs. On dit aussi qu’elle n’a pas d’âme. Que tout ce qu’elle laisse derrière elle, c’est une trace de parfum. Poison de Christian Dior. On dit encore qu’elle est artificielle et vaniteuse. Une femme sans charme. Qu’elle a épousé Matt pour faire la une des magazines people. Non par amour. Qu’elle adopte des enfants pour tenter de sauver son couple.

    Rien qu’une image.

    Le mercredi, pourtant, sur Sunset Boulevard ou dans les boutiques snob de Palisades, elle cherche son âme. Elle se lève tôt. Elle se maquille. Elle se pomponne avec soin. Et quand elle vient me chercher dans ma chambre, elle est parée comme une guerrière. Les yeux cachés par des lunettes noires. Le nez pincé. La bouche dissimulée sous un rouge à lèvres cerise. Dol est prête au combat. Tailleur Gucci sur un chemisier en soie grège. Minaudière en satin. Escarpins Anémone en piton.

    Le chauffeur nous dépose sur Palisades. C’est dix heures. Dol commence son chemin de croix. Armani. Prada. Yves Saint-Laurent. Elle croise son reflet dans les glaces. Les vendeuses tournent autour d’elles comme des vampires. Les haut-parleurs diffusent une musique douce. Bach ou Mozart ou Schubert. Quelque chose comme ça. Quelque chose qui vous donne la fièvre acheteuse. Tout le monde la connaît. Sourires, courbettes et compagnie. Mais dans son dos on rit sous cape. Des centaines de milliers de dollars chaque année pour faire comme tout le monde. Avant tout le monde. Des fortunes dépensées en vêtements. Chaussures. Accessoires. Bijoux. Pour paraître moins nue. Cacher ce corps parfait dont elle a honte.

    Chaleur, excitation. Vertiges.

    Elle titube et trébuche sur ses talons de dix centimètres et elle tombe dans mes bras.

    À ce moment, je le vois bien, les vendeuses la détestent. Elles pensent que c’est une garce cruelle et capricieuse que Matt-la-gueule-d’ange a du mérite à supporter. Qu’elle écume les boutiques parce qu’elle n’a rien à faire. Qu’elle aime martyriser le personnel parce qu’elle a de l’argent et qu’elle peut tout se permettre. Absolument tout. Mais Dol se moque de leur mépris. Elle m’entraîne dans une cabine d’essayage grande comme une piscine. Elle passe une robe Valentino en soie sauvage à festons, très décolletée, qui laisse apparaître le tatouage sur son épaule.

    « Cette robe est trop petite, dit-elle entre ses dents. Je n’arrive pas à respirer… »

    Elle se tourne et se retourne, se contorsionne devant la glace.

    « Tu ne trouves pas que j’ai l’air d’un beignet ?

    —Non, je dis. Tu es… magnifique ! »

    En maugréant, elle plaque la robe contre son corps. Elle efface les plis. Elle rajuste le décolleté. Tout à coup ses seins jaillissent de la soie et elle explose de rage.

    « Merde ! J’ai encore grossi… »

    Et moi je reste la bouche ouverte, ébloui par tant de beauté et ma mère devient folle. Elle arrache la robe et elle la jette par terre. Elle la piétine et pousse des cris de bête blessée et les vendeuses demandent d’une voix inquiète :

    « Tout va bien, Madame ? »

    Dol n’écoute pas. Elle passe une autre robe en crépon de soie gansée de strass. Un modèle unique signé Léonard. Dans une semaine, c’est la première du film qu’elle a tourné au Nevada avec Jack Malone et Di Caprio, Lost in Paradise, et il lui faut à tout prix quelque chose d’original. Tout le gratin d’Hollywood sera là. Elle ne peut pas être habillée comme un sac.

    « Tu ne trouves pas que cette robe me boudine ?

    —Non, je dis, elle te va comme un gant. »

    Devant la glace, elle joue avec son reflet. Elle est nerveuse. Sa bouche est agitée de tics. Comme si elle passait un examen. Elle enlève la robe. Elle en passe une autre. Puis une autre encore. Puis une autre. Mais aucune ne lui va. Aucune ne lui plaît. Au contraire. Au fil des essayages elle devient irascible et méchante.

    « Tout va bien, Madame ?

    —Mêlez-vous de vos affaires, petite conne ! »

    Exaspérée, elle me prend par la main et sort de la cabine en rugissant. Les vendeuses essaient de la retenir. Elles n’en croient pas leurs yeux. Dol est leur meilleure cliente. Elle peut s’offrir tout ce qu’elle veut. Mais elle est si lunatique. Le gérant de la boutique qui porte un costume Guess et une chemise Calvin Klein la retient par le bras.

     

    « Nous avons d’autres modèles, Madame…

    —Ces robes sont faites pour des cigognes !

    —Elles ont été dessinées par de grands couturiers…

    —Peut-être, crie Dol. Mais ils n’aiment pas les femmes ! »

    Vers une heure, on déjeune sur le pouce au Diplomatico, sur Sunset Boulevard. Parquets éblouissants. Fougères géantes au milieu de fontaines d’eau glougloutante. Tables carrées en verre. Miroir à facettes au plafond. Dol retrouve là Mel et Lindsey. Ses meilleures amies. Elles étudient longtemps la carte. Elles font la grimace. Elles finissent par commander une salade verte arrosée d’une ou deux gouttes de citron. Un poisson grillé et un potage végétarien.L’après-midi ressemble à la matinée. Poussée par un désir farouche, Dol écume les boutiques une à une, toujours en quête de la robe idéale. De la ceinture qui irait avec sa minaudière en satin. Des escarpins qui mettraient en valeur ses jambes fines et bronzées. Mais sa fureur grandit au fil des boutiques. Comme sa déception.

    « Qu’est-ce que je désire vraiment, Adam ? Toi, tu peux me le dire ? »

    Elle entre et sort des magasins comme une reine outragée, sous le regard ahuri du gérant.

    « Allons plus loin, Adam. Il n’y a rien ici… »

    Rien chez Prada. Rien chez Dolce & Gabbana. Rien chez Rikki. Rien chez Chanel. Rien chez Tommy Hilfiger.

    Rien nulle part.

    Le visage de Dol se fane. Il est plein d’amertume. De désarroi. De consternation. Rien ne lui plaît. Elle vit cela comme une insulte. Son visage est un masque livide et renfrogné. Ses cheveux ont perdu leur éclat. Sa silhouette s’est tassée. Comme si elle avait pris cent ans en une journée.

    Face au miroir ovale, chez Mandrake, elle passe une robe à sequins Rifat Ozbek en crêpe de Chine appliquée de paillettes avec bustier en brocart d’or. Et comme d’habitude ma mère fait la grimace. Elle se tourne et se retourne cent fois. Et elle finit par exploser.

    « Plus jamais je ne reviendrai chez vous ! hurle-t-elle au gérant italien et sexy. Vous vous moquez de moi… »

    Elle pivote sur ses talons et m’entraîne avec elle dans la rue. C’est le soir. Les boutiques vont fermer. Dol presse le pas. Question de vie ou de mort. La lame de la guillotine va tomber. Elle ne peut pas rentrer sans rien. Affronter le regard de Matt. De tous les hommes de la terre.

    Comme si elle était nue.