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  • Première rencontre

    par Isabelle Æschlimann

    images-3.jpegLa première fois que je l’ai vu, j’étais dans le rayon des nouveautés à l’entrée d’une librairie. Il y avait foule. Placé sur le rayon du bas, j’essayais de me faire remarquer aux yeux des passants en bombant ma couverture au joli papier structuré pour donner envie aux curieux de me saisir et de lire mon dos. Lui occupait la meilleure place à hauteur d’yeux. Plus grand que nous autres, il en imposait malgré lui, davantage servi par sa couverture immaculée et son titre accrocheur, dont le i rouge attirait immanquablement l’attention. Il arborait fièrement son bandeau «prix interallié 2010» comme une miss Suisse qui reviendrait dans la cour de son ancienne école.
    La nouvelle arrivée dans la scène littéraire romande et le prix interallié à la renommée internationale allaient faire connaissance. J’ai tout à apprendre de lui. Mais qu’allais-je bien pouvoir lui apporter dans le cadre de cette période d’échanges organisée par le Salon du Livre?
    Après avoir dévoré ses livres, je brûle de connaître leur auteur. Attablés dans une brasserie, nous parlons à bâtons rompus. Son visage est sérieux. La littérature est une histoire sérieuse. Mais soudain un trait d’humour fuse et son visage s’illumine, ses joues arrondies par son rire lui donnent un airchaleureux.
    Je me sens intimidée. Un peu tendue. Me voilà en face de L’Enfant secret qui a su se mettre dans la peau d’un psychanalyste, d’une jeune femme asiatique, d’un africain. Cela prouve une capacité d’empathie, d’observation hors normes. Il ne se contente pas de vous écouter, il sonde votre âme, recherche vos failles, car pour être intéressant un personnage doit avoir des fêlures.
    Nous échangeons nos sentiments sur nos livres respectifs. J’aimerais tout savoir. Son processus d’écriture, sa démarche pour commencer une histoire. Je le bombarde de questions, il me dit qu’il écrit pratiquement tous les jours. Il me raconte son expérience de critique de théâtre, lorsqu’il écrivait ses chroniques à chaud au milieu de la nuit afin de rendre son article avant la clôture du journal.
    Il s’intéresse lui aussi à ma façon de travailler. On voit les rouages tourner dans sa tête. Va-t-il utiliser une de mes réflexions ou un trait de mon caractère pour l’un de ses personnages? Avec les écrivains on ne sait jamais...…Il veut comprendre nos différences, mes références. Il a une voix agréable, il parle bien. Je sens qu’il a l’habitude d’évoquer sa passion.

    Son ton est posé. Il a du sang italien et pourtant il n’a rien de cette exubérance du sud. Ses mains ne virevoltent pas, il n’y a pas d’éclats, il est zen. Plus Suisse qu’Italien de ce côté-là. Soudain il sourit. Ses fossettes lui donnent un air généreux. «Bon, mangeons!» Voilà l’Italien. Il se frotte les mains, saisit la carte. Il me propose d’échanger des emails à un rythme rapproché. Je devine qu’il aimerait tisser un lien entre nous, dans le même but: apprendre l’un de l’autre. Je suis surprise par son investissement. Je ne pensais pas que cette expérience allait être aussi riche.
    Je m’interroge sur la construction de ses livres, chaque fois différente, jusqu’à innover complètement avec la conversation d’Après l’Orgie. Il me dit que chaque livre impose par lui-même sa construction. Que c’est le livre qui dicte le type de narration.
    Je lui raconte que je redoute encore les conséquences des mots sur mon entourage. Que je ne me sens pas encore libre d’écrire sans craindre de perturber mes proches et peut-être même de me révéler à moi-même. Il me dit «Il faut écrire, sortir tout ça de toi et ensuite tu décideras si cela a lieu d’ être dans ton livre». Il ouvre grand les fenêtres de mon atelier, il pousse les meubles au bord et me fait une place pour danser. Danser avec moi-même, sans entraves, comme Nell dans la forêt. Il me raconte le plaisir qu’il a eu à être dans la peau d’Adam, le jeune africain de L’Amour Nègre qui lui a valu le prix interallié. Ses
    personnages sont si opposés à lui, je suis impressionnée par sa capacité à se mettre dans leur peau. « Il faut croire qu’ il vivait en moi depuis longtemps! Au fond, il suffit de donner la parole aux fantômes qu’on trimbale en nous... »
    Le chemin sera encore long, mais Jean-Michel a posé la première pierre. Ces trois mois d’échanges ne me laisseront pas indemnes. A mon grand bonheur. Merci Jean-Michel.
    Isabelle Aeschlimann

  • Norah et Nabila

    images.jpegCe matin, ma fille Norah (10 ans) m’embrasse et me demande : « Crois-tu, papa, que la prison empêche de peopoliser quelqu’un ? » Il est très tôt. Je ne suis pas bien réveillé. Je ne pige rien à ce galimatias. Indulgente, ma fille répète sa question, avec l’indispensable explication pour les plus de dix ans : « Allô, non, mais allô, quoi ! Je parle de Nabila, papa ! J’ai vu qu’elle avait fait de la prison. Et je te demandais si la prison peut empêcher quelqu’un d’être un people… »

    J’étais tout à fait réveillé à présent, mais perplexe. Bien sûr, j’ai fait semblant de savoir qui était Nabila, de connaître sa taille et ses mensurations. Mais je ne m’étais jamais posé la question de ma fille. « Un people peut-il être un ex-délinquant ? » Ma fille est brusquement inquiète : « Et toi, papa, est-ce que tu as fait de la prison ? » Je botte en touche : « Euh, pas encore ! » Elle ne lâche pas le morceau : « N’as-tu jamais volé, menti, trompé tes parents ou tes amis ? » J’essaie de retourner la situation : « Pourquoi te poses-tu ces questions, ma chérie ? Ce n’est pas de ton âge. » Elle reste imperturbable : « Je pense que quelqu’un qui a fait de la prison peut très bien devenir un people. C’est une façon, pour lui, de montrer qu’il vaut mieux que ce que les autres pensent de lui. Ça le rend sympathique. » Je m’étrangle : « La prison rend quelqu’un sympathique ? » Elle me fait la leçon : « Oui, papa. La TV aime les gens louches. Ils sont bien plus intéressants que les gens ordinaires. Ils ont beaucoup d’histoires à raconter. » Enfin, brusquement impatiente : « L’école va commencer. Je ne veux pas arriver en retard. Nous reprendrons cette discussion une autre fois. »

    J’étais éberlué. En dix minutes, ma fille m’a expliqué le fonctionnement de la société de spectacle que j’ai mis quarante ans à comprendre ! Elle avait tout compris : la fabrication de l’image, qui devient icône, puis idole, pour des jeunes en manque de modèle. Comment une fille ordinaire, à l’enfance difficile, mais soigneusement refaite et couverte de tatouages, peut accéder en quelques semaines au top de la notoriété publique, détrônant Obama, Angela Merkel et le pâle Hollande.

    Nous vivons l’ère du vide, symbolisée par la télévision, qui fait et défait les destins. Pas de salut hors de l’image, dit-on. Pour exister, il faut crever l’écran en permanence. C’est la loi du marché. Et Nabila, jeune paumée des banlieues genevoises, le fait très bien, en usant des armes qu’elle s’est douloureusement forgées. Quitte à passer par la prison pour accéder au feu des projecteurs. La TV, dans son cas, remplace vingt années de psychanalyse. Avec, en prime, l’impression de sauver sa vie.

    Le soir, j’ai compris la question de ma fille.

    Non, la prison n’empêche pas de peopoliser quelqu’un. Au contraire, c’est excellent pour le spectacle. La TV aime les gens cabossés. Le malheur est souvent spectaculaire. Il donne au vide une profondeur humaine.

    Qui d’entre nous pourrait prétendre qu’il est meilleur que cette fille-là ?

  • « C'est en lisant qu'on devient écrivain »*

    images-5.jpegÀ chaque époque ses héros, ses figures tutélaires, ses petits dieux.Les miens auront toujours été des écrivains, des musiciens ou des sportifs. Ce qui est la même chose. Recherche du mot ou du geste parfait. Coïncidence du corps et de l’esprit. Harmonie musicale et musculaire. Engagement total dans la visée d’une
    forme ou d’un mouvement libre. Course effrénée vers la ligne perdue.
    L’horizon impossible: le poème, le tableau, la chanson, le roman.
    On ne choisit pas son époque, ni l’endroit de la terre où l’on nous met au monde. Pour moi, c’est la Suisse des années cinquante. Des parents qui ont survécu à la guerre. Une mère qui traverse les frontières et les langues. Un père qui porte encore en lui le deuil de sa petite soeur. Une famille dispersée en Suisse et en Italie. Un dictionnaire qui traîne, chez mes grands-parents, heureusement rempli d’illustrations, que j’entreprends d’apprendre par coeur. Mes premiers héros, dans la vie, sont des mots et des personnages dessinés.
    Puis les années soixante, avec leurs avancées technologiques, une vraie révolution. Mon père apporte à la maison le premier tourne-disque, puis la première radio, les postes de télévision qui désormais se suivent, tous les mois, et trônent au milieu du salon, nouveau dieu domestique. La vie qui s’accélère soudain et se dédouble. Il y a le monde intime et le monde extérieur, poreux et à jamais inséparables. Une brèche s’ouvre dans la conscience, que j’essaierai, un jour, de colmater avec des mots. Mes héros : Jim la Jungle,
    DownloadedFile.jpegMandrake, Bob Morane, Billy Bones de L’Île au trésor, Edmont Dantès (alias le Comte de Monte-Christo). Mais aussi Bob Dylan, Boris Vian, Catherine Sauvage, Leonard Cohen. Des héros de papier et d’image qui donnent le goût du large: écrire et larguer les amarres. Voyager dans l’espace et le temps. S’inventer d’autres vies parce qu’une seule ne suffit pas.
    Ma devise est celle que le terrible Féofar-Khan lance à Michel Strogoff: «Regarde de tous tes yeux!Regarde!»
    Elle n’a pas varié depuis.
    Dans les années septante, la boussole s’affole. Frénésie de musique et de lecture. Pink Floyd et Lautréamont. Zola, Kafka, Zweig, Ramuz, Roger Martin du Gard. Les Beatles et Robert Crumb. Baudelaire et Léo Ferré. La musique et les mots se bousculent. J’aimerais dessiner, mais je ne saurai jamais. Je tourne autour des livres sans oser m’y perdre totalement. Je les ausculte. Je les interroge. Je découvre le silence et la solitude fertile. Les secrets essentiels liés à la littérature qui doit briser nos chaînes et dénoncer les faux-semblants.

    Écrire, c’est déchiffrer le piège où la vie nous entraîne. Les Chants de Maldoror me montreront la voie. C’est à peu près à cette époque, à Paris, que je rencontre Aragon et le poète André Dalmas qui publieront mes premiers textes.
    DownloadedFile-1.jpegDepuis Lautréamont, je sais que tout commence par la lecture. Les premiers mots qu’on écrit, on les vole aux autres. Toute écriture naît du rapt d’une lecture. Pour s’envoler (quitter les murs de sa prison), il faut voler les mots des autres. C’est la leçon que je retiens de Maldoror, le vampire qui se nourrit du sang des autres pour écrire son propre texte. Pour parodier Raymond Queneau (« c’est en lisant qu’on devient liseron »), je dirais volontiers que c’est en lisant qu’on devient écrivain.
    À partir des années quatre-vingts, je ne fais plus qu’écrire et lire. C’est devenu - sans qu’il y ait décision réfléchie de ma part - une hantise et une passion. Ou mieux, pour reprendre la belle expression de Philippe Sollers, une passion fixe. «Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J’ai envie de dire que c’est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m’abandonne, me reprend, me roule. Je l’oublie, je me souviens d’elle, j’ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi
    quand elle est moi. Elle m’enveloppe, me quitte, me conseille, s’abstient, s’absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m’a laissé naître, elle saura comment me faire mourir.»

    Au fil du temps, ma vie s’organise autour de ce noyau vivace et vorace, qui dévore l’essentiel de mon temps. Être écrivain, c’est (re)trouver en soi ce pôle magnétique. Suivre la voie de cette passion fixe sans se soucier des modes ou des règles en vigueur, qu’elles soient morales, sociales ou politiques. C’est rechercher la vraie coïncidence - intime, obscure, secrète - entre l’écriture et la vie. Le livre, alors, devient à lui tout un monde.

    * En réponse à une question d'Isabelle Falconnier : « Qu'est-ce qu'être un écrivain ? »
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