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Norah et Nabila

images.jpegCe matin, ma fille Norah (10 ans) m’embrasse et me demande : « Crois-tu, papa, que la prison empêche de peopoliser quelqu’un ? » Il est très tôt. Je ne suis pas bien réveillé. Je ne pige rien à ce galimatias. Indulgente, ma fille répète sa question, avec l’indispensable explication pour les plus de dix ans : « Allô, non, mais allô, quoi ! Je parle de Nabila, papa ! J’ai vu qu’elle avait fait de la prison. Et je te demandais si la prison peut empêcher quelqu’un d’être un people… »

J’étais tout à fait réveillé à présent, mais perplexe. Bien sûr, j’ai fait semblant de savoir qui était Nabila, de connaître sa taille et ses mensurations. Mais je ne m’étais jamais posé la question de ma fille. « Un people peut-il être un ex-délinquant ? » Ma fille est brusquement inquiète : « Et toi, papa, est-ce que tu as fait de la prison ? » Je botte en touche : « Euh, pas encore ! » Elle ne lâche pas le morceau : « N’as-tu jamais volé, menti, trompé tes parents ou tes amis ? » J’essaie de retourner la situation : « Pourquoi te poses-tu ces questions, ma chérie ? Ce n’est pas de ton âge. » Elle reste imperturbable : « Je pense que quelqu’un qui a fait de la prison peut très bien devenir un people. C’est une façon, pour lui, de montrer qu’il vaut mieux que ce que les autres pensent de lui. Ça le rend sympathique. » Je m’étrangle : « La prison rend quelqu’un sympathique ? » Elle me fait la leçon : « Oui, papa. La TV aime les gens louches. Ils sont bien plus intéressants que les gens ordinaires. Ils ont beaucoup d’histoires à raconter. » Enfin, brusquement impatiente : « L’école va commencer. Je ne veux pas arriver en retard. Nous reprendrons cette discussion une autre fois. »

J’étais éberlué. En dix minutes, ma fille m’a expliqué le fonctionnement de la société de spectacle que j’ai mis quarante ans à comprendre ! Elle avait tout compris : la fabrication de l’image, qui devient icône, puis idole, pour des jeunes en manque de modèle. Comment une fille ordinaire, à l’enfance difficile, mais soigneusement refaite et couverte de tatouages, peut accéder en quelques semaines au top de la notoriété publique, détrônant Obama, Angela Merkel et le pâle Hollande.

Nous vivons l’ère du vide, symbolisée par la télévision, qui fait et défait les destins. Pas de salut hors de l’image, dit-on. Pour exister, il faut crever l’écran en permanence. C’est la loi du marché. Et Nabila, jeune paumée des banlieues genevoises, le fait très bien, en usant des armes qu’elle s’est douloureusement forgées. Quitte à passer par la prison pour accéder au feu des projecteurs. La TV, dans son cas, remplace vingt années de psychanalyse. Avec, en prime, l’impression de sauver sa vie.

Le soir, j’ai compris la question de ma fille.

Non, la prison n’empêche pas de peopoliser quelqu’un. Au contraire, c’est excellent pour le spectacle. La TV aime les gens cabossés. Le malheur est souvent spectaculaire. Il donne au vide une profondeur humaine.

Qui d’entre nous pourrait prétendre qu’il est meilleur que cette fille-là ?

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