À chaque époque ses héros, ses figures tutélaires, ses petits dieux.Les miens auront toujours été des écrivains, des musiciens ou des sportifs. Ce qui est la même chose. Recherche du mot ou du geste parfait. Coïncidence du corps et de l’esprit. Harmonie musicale et musculaire. Engagement total dans la visée d’une
forme ou d’un mouvement libre. Course effrénée vers la ligne perdue.
L’horizon impossible: le poème, le tableau, la chanson, le roman.
On ne choisit pas son époque, ni l’endroit de la terre où l’on nous met au monde. Pour moi, c’est la Suisse des années cinquante. Des parents qui ont survécu à la guerre. Une mère qui traverse les frontières et les langues. Un père qui porte encore en lui le deuil de sa petite soeur. Une famille dispersée en Suisse et en Italie. Un dictionnaire qui traîne, chez mes grands-parents, heureusement rempli d’illustrations, que j’entreprends d’apprendre par coeur. Mes premiers héros, dans la vie, sont des mots et des personnages dessinés.
Puis les années soixante, avec leurs avancées technologiques, une vraie révolution. Mon père apporte à la maison le premier tourne-disque, puis la première radio, les postes de télévision qui désormais se suivent, tous les mois, et trônent au milieu du salon, nouveau dieu domestique. La vie qui s’accélère soudain et se dédouble. Il y a le monde intime et le monde extérieur, poreux et à jamais inséparables. Une brèche s’ouvre dans la conscience, que j’essaierai, un jour, de colmater avec des mots. Mes héros : Jim la Jungle,
Mandrake, Bob Morane, Billy Bones de L’Île au trésor, Edmont Dantès (alias le Comte de Monte-Christo). Mais aussi Bob Dylan, Boris Vian, Catherine Sauvage, Leonard Cohen. Des héros de papier et d’image qui donnent le goût du large: écrire et larguer les amarres. Voyager dans l’espace et le temps. S’inventer d’autres vies parce qu’une seule ne suffit pas.
Ma devise est celle que le terrible Féofar-Khan lance à Michel Strogoff: «Regarde de tous tes yeux!Regarde!»
Elle n’a pas varié depuis.
Dans les années septante, la boussole s’affole. Frénésie de musique et de lecture. Pink Floyd et Lautréamont. Zola, Kafka, Zweig, Ramuz, Roger Martin du Gard. Les Beatles et Robert Crumb. Baudelaire et Léo Ferré. La musique et les mots se bousculent. J’aimerais dessiner, mais je ne saurai jamais. Je tourne autour des livres sans oser m’y perdre totalement. Je les ausculte. Je les interroge. Je découvre le silence et la solitude fertile. Les secrets essentiels liés à la littérature qui doit briser nos chaînes et dénoncer les faux-semblants.
Écrire, c’est déchiffrer le piège où la vie nous entraîne. Les Chants de Maldoror me montreront la voie. C’est à peu près à cette époque, à Paris, que je rencontre Aragon et le poète André Dalmas qui publieront mes premiers textes.
Depuis Lautréamont, je sais que tout commence par la lecture. Les premiers mots qu’on écrit, on les vole aux autres. Toute écriture naît du rapt d’une lecture. Pour s’envoler (quitter les murs de sa prison), il faut voler les mots des autres. C’est la leçon que je retiens de Maldoror, le vampire qui se nourrit du sang des autres pour écrire son propre texte. Pour parodier Raymond Queneau (« c’est en lisant qu’on devient liseron »), je dirais volontiers que c’est en lisant qu’on devient écrivain.
À partir des années quatre-vingts, je ne fais plus qu’écrire et lire. C’est devenu - sans qu’il y ait décision réfléchie de ma part - une hantise et une passion. Ou mieux, pour reprendre la belle expression de Philippe Sollers, une passion fixe. «Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J’ai envie de dire que c’est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m’abandonne, me reprend, me roule. Je l’oublie, je me souviens d’elle, j’ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi
quand elle est moi. Elle m’enveloppe, me quitte, me conseille, s’abstient, s’absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m’a laissé naître, elle saura comment me faire mourir.»
Au fil du temps, ma vie s’organise autour de ce noyau vivace et vorace, qui dévore l’essentiel de mon temps. Être écrivain, c’est (re)trouver en soi ce pôle magnétique. Suivre la voie de cette passion fixe sans se soucier des modes ou des règles en vigueur, qu’elles soient morales, sociales ou politiques. C’est rechercher la vraie coïncidence - intime, obscure, secrète - entre l’écriture et la vie. Le livre, alors, devient à lui tout un monde.
* En réponse à une question d'Isabelle Falconnier : « Qu'est-ce qu'être un écrivain ? »
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