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Parfum de fumée

4U00060.JPGMa mère fumait des Mercedes. Une marque qui n’existe plus. Comme ma mère, d’ailleurs.

Elle fumait du bout des lèvres, aspirant la fumée par saccades, puis la rejetant lentement, en fermant les yeux, laissant sur le filtre de petites cicatrices rouges. À cette époque, tout le monde fumait. Chez soi. Dans la rue. En vacances comme au travail. Et les chambres d’hôtel, quand vous déposiez vos bagages, avaient toujours ce parfum de fumée qui vous accompagnait pendant votre séjour. C’était le signe qu’elles avaient été habitées.

Tant de fantômes habitent les hôtels !

À Genève, je descendais toujours au même hôtel situé entre le lac et les Pâquis. Un des points névralgiques de la ville. Et je louais toujours la même chambre. Au cinquième. Une chambre toute en longueur qui s’ouvre sur un grand balcon. On voit la cathédrale et le Jet d’eau tout proche. Et on est face au lac gris et bleu : notre mer intérieure.

Ma mère, je l’ai connue au temps de sa splendeur. Elle avait vingt-et-un ans quand je suis né. Elle était venue d’Italie après la guerre, comme tant de ses compatriotes. Son pays était un champ de ruines. Pas de travail. Rien à manger. Aucune perspective d’avenir. Elle avait pris le train depuis Turin, à la gare de Porta Susa, et ce train l’avait emmenée de l’autre côté de la frontière. Elle avait atterri en Suisse par hasard. Pour s’en sortir, elle avait exercé bien des métiers. Sa licence de Lettres ne lui avait pas servi à grand-chose. Elle avait travaillé comme vendeuse dans un grand magasin de bas. Puis la patronne l’avait mise à la porte en l’accusant d’avoir fait tourner la tête à son fils. Ce qui n’était pas faux. Mais à l’époque ces choses ne se faisaient pas. Ensuite, ma mère avait été ouvreuse un Cinébref, un cinéma permanent des Rues basses. La journée, il y avait des programmes pour enfants. Mais, le soir venu, l’offre était plus spécialisée. La clientèle, plus interlope. Et presque exclusivement masculine. Au Cinébref, on entendait des bruits bizarres. Des cris. Des chuchotements. Comme tout le monde fumait, l’écran était couvert de gros nuages gris. Ma mère accompagnait les solitaires jusqu’aux fauteuils. Plus rarement des couples d’amoureux.

« Nous sommes des îles perdues au milieu de la mer » disait-elle.

Elle aimait son travail, être à l’abri des regards indiscrets. Fumer une Mercedes entre deux projections.

Je sens encore sur moi son parfum de fumée.

Mon père était un homme de l’ombre. Il fumait des Gauloises disque bleu. Une marque qui n’existe plus. Il parlait peu. Il allait rarement au cinéma. Il ne lisait que les journaux sportifs. Un flâneur solitaire qui passait d’île en île, le jour venu, jusqu’à la nuit tombée.

À cette époque, le Salon de l’auto se tenait en pleine ville, au Palais des Expositions. Pour tout le monde, c’était l’occasion de sortir et de faire la fête. Et les gens accouraient, de toute la Suisse, pour découvrir les voitures amphibies ou les nouvelles Américaines décapotables. Comme chaque année, mon père flânait entre les stands en tirant sur sa cigarette. Il rêvait de vitesse et d’évasion, lui qui n’avait pas de permis. Après la fermeture, comme la nuit était belle, il est allé au Cinébref. C’est là qu’ils ont fait connaissance. Dans la pénombre. Au milieu des chuchotements. Sans se voir ils se sont reconnus. Mon père était gêné. Ma mère a haussé les épaules. Ils n’ont pas échangé un mot. Les yeux se sont à peine croisés. Pourtant quelque chose s’est passé. Ce soir-là. Dans ce cinéma permanent. Les jours suivants, mon père est retourné au Cinébref. Seul. Il a revu ma mère, mais n’a pas obtenu de rendez-vous. C’était une femme farouche. Une Étrangère à principes. Enfin, il lui a proposé une cigarette. Ma mère a accepté. Et ils ont fumé en silence deux Disque bleu.

C’est le début de leur histoire.

© photographie de Bernard Faucon.

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