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Ecrivain de la comédie romande - Page 244

  • Calvin revisité

    images-2.jpegPour son premier roman, on peut dire que Nicolas Buri (né en 1965 à Genève) ne manque pas de souffle, ni d’ambition. Pierre de scandale* met en scène, dans un livre haletant, rien moins que Jean Calvin lui-même. Revisitant, après tant d’autres, mais de manière absolument personnelle, la vie mouvementée du grand réformateur français. Tout commence en 1515, date fatidique de la bataille de Marignan, et surtout de la mort de sa mère. À partir de ce choc, de la haine larvée qu’il voue à son père, Calvin va s’affranchir des siens, quitter sa modeste province pour aller suivre, à Paris, l’enseignement des maîtres de l’époque. C’est là qu’il croisera Rabelais (rencontre à vrai dire improbable), aura des démêlés avec les représentants de l’Inquisition, rencontrera Michel Servet. Dans une langue âpre et précise, jubilatoire, Buri décrit le périple de celui qui n’est encore qu’un pèlerin catholique assez ordinaire. Il faudra des voyages, des rencontres, des illuminations, pour que Calvin se forge un destin qui marquera durablement l’Europe, et singulièrement Genève, la nouvelle Rome protestante.
    Si le roman part en fanfare, il perd un peu son rythme en chemin. On guette avec impatience l’arrivée de Calvin à Genève, la ville qu’il va littéralement marquer de son empreinte, et Genève tarde un peu. C’est que Nicolas Buri aime à prendre son temps, à se lancer dans de nombreuses discussions théologiques (la Trinité, la prédestination) qui donnent de l’épaisseur au roman. Le lecteur, s’il reste un peu sur sa faim, ne perd jamais son temps.
    Arrive enfin le moment de vérité : appelé par Guillaume Farel, dont Buri trace un savoureux portrait, Calvin va prendre rapidement possession de la ville, malgré l’opposition larvée des bourgeois. Buri montre bien les enjeux de cette guerre intestine. Il montre aussi comment Calvin, seul contre tous, ne craint jamais le coup de force. C’est ainsi qu’il imposera aux Genevois des règles de plus en plus strictes, et souvent farfelues (interdiction de porter de la soie). « Je voyais la rue. Ville industrieuse. Commerce intense. Et ma création, l’académie, avec des professeurs venus de loin à mon invitation. Une réussite formidable. Une garantie de longévité pour la vraie Foi, pour la paix, pour le bel ordre. J’entendis l’horloge. Ça aussi : ce n’était pas un détail, mais un fondement. L’heure, la division du temps, un progrès merveilleux. La règle du temps donnait une autre valeur au travail. C’était bien mais on ne pouvait lâcher bride. Trop de méchants. Trop d’ennemis. Je me sentais seul. »
    Seul, Calvin, qui se croit investi d’une mission, ne l’est jamais totalement. Un autre personnage, haut en couleur et fort en gueule, le suit dans le livre comme une ombre. Il s’agit de Michel (ou Miguel) Servet, que Calvin rencontre à Paris et retrouve, des années plus tard, à Genève. « L’église se vidait. Miguel se leva. Je le regardais depuis la chaire, ses bijoux, son air délicat et supérieur, l’anathème au coin des lèvres. Il se tourna vers moi, prit face à la chaire la pose d’un homme qui apprécie une belle peinture. Se lissa le bouc et, avec une petite courbette, m’adressa un sourire courtois. Puis il sortit d’un pas indolent. » L’affrontement entre les deux est inégal. Et Servet, vite taxé d’hérétique, jeté en prison avec les rats et la vermine, jugé à la hâte dans une parodie de procès, puis brûlé sur la place publique. Comme on sait, Calvin n’assista pas à la mise à mort, trop occupé à écrire dans son scriptorium. C’est sur cette image d’un Calvin à la fois humble et hautain, prisonnier de sa solitude et de sa mission, que s’achève le beau roman de Nicolas Buri, mené tambour battant, avec beaucoup de verve et vivacité.

    * Nicolas Buri, Pierre de scandale, éditions d’Autre Part et Actes Sud, 2009.

  • À la rencontre de Milan Kundera

    images.jpegDestin étrange — et parfaitement dans le siècle — que celui de Milan Kundera. Né en 1929 en Moravie (ancienne Tchécoslovaquie), issu d’une famille de musiciens et d’artistes (son père Ludvik dirige l'Académie musicale de Brno), il se frotte très vite à la littérature moderne, comme au cinéma. Il termine ses études en 1952, non sans avoir dû les interrompre quelque temps suite à des « agissements contre le pouvoir » qui l'excluent du parti communiste. Ce n'est qu'en 1956 qu'il est réintégré, mais il en sera définitivement exclu en 1970.
    Déçu par le communisme, il développe dans La Plaisanterie (1967), son premier grand roman, un thème majeur de son œuvre: il est impossible de comprendre et contrôler la réalité. C'est dans l'atmosphère de liberté du Printemps de Prague qu'il écrit Risibles amours (1968). Deux œuvres vues comme des messagers de l'anti-totalitarisme. Suivront La vie est ailleurs, une méditation sur sa condition d’artiste dans un pays bâillonné, puis La Valse aux adieux, qui devait être, pour Kundera, son dernier roman, son adieu à la littérature. Mais l’Histoire en décide autrement…
    En 1975, il quitte, avec sa femme Véra, la Tchécoslovaquie pour la France. La nationalité tchécoslovaque lui est retirée en 1979 et il se donc fait naturaliser français. Il n’abandonnera pas seulement son passeport, mais également sa langue, puisqu’il décide, quelques années plus tard, d’écrire directement en français, sa « langue d’accueil ».
    Tout cela — vie et œuvre indissolublement mêlés et pris dans les soubresauts de l’Histoire — on le retrouve dans Une rencontre*, le dernier livre de Kundera, qui fête cette année ses 80 ans. En même temps qu’il s’est exilé dans une autre langue, Kundera a peu à peu quitté, semble-t-il, le roman pour l’essai. Au lyrisme doux-amer de L’Insoutenable légèreté de l’être (1984) — un chef-d’œuvre absolu ! — il préfère la réflexion, le recul, la distance qu’autorise l’essai.
    Mais qu’est-ce qu’une rencontre ?
    L’essentiel de la vie. C’est-à-dire ce qui nous séduit, nous éloigne des sentiers battus, nous révèle à nous-mêmes. Ici, par exemple, la rencontre avec la peinture de Francis Bacon, cette peinture qui interroge « les limites du moi ». « Jusqu’à quel degré de distorsion, demande Kundera, un individu reste-t-il encore lui-même ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans la maladie, dans la folie, dans la haine, dans la mort , reste-t-il reconnaissable ? »
    Plus loin, Kundera ironise sur les curieux palmarès de l’Histoire (littéraire, entre autres). Pourquoi méprise-t-on aujourd’hui Anatole France qui était adulé à son époque ? Et si les stars d’aujourd’hui (Schmitt, Lévy, Nothomb, Coelho) étaient les oubliés de demain ? Chaque époque dresse ses listes noires (et son hit-parade), manière d’exclure ce qui la gêne. Ainsi en est-il des écrivains maudits comme Céline, Roth, Kerouac, etc. « Si, jadis, l’Histoire avançait beaucoup plus lentement que la vie humaine, aujourd’hui c’est elle qui va plus vite, qui court, qui échappe à l’homme, si bien que la continuité et l’identité d’une vie risquent de se briser.  » D’où la nécessité, pour Kundera, d’écrire des romans, qui interrogent l’âme humaine, les désordres de l’Histoire, le hasard et la nécessité de toute vie.
    Évoquant les rencontres déterminantes de sa vie (toute lecture n’est-elle pas en soi une rencontre, parfois décevante et parfois exaltante ?), Kundera achève sa réflexion sur une analyse du grand livre (trop méconnu) de Malaparte, La peau. Il y retrouve ses thèmes obsessionnels, mais aussi son goût pour la forme du roman, forme qui doit toujours s’inventer, s’adapter au sujet. Oscillant entre le reportage journalistique, le journal intime et le roman, le livre de Malaparte constitue un modèle pour Kundera : refus de toute psychologie, célébration de la beauté délirante, dénonciation du kitsch sous toutes ses formes, pièges et ironie de l’Histoire. On le voit : Kundera est chez Malaparte comme chez lui. Ce qui donne à ses réflexions une sorte d’intimité touchante qui sonne toujours juste.
    La vie est une suite de rencontres qui nous forment et nous transforment. Avec les grandes œuvres, avec les autres, avec l’Histoire qui nous entraîne. Beaucoup de rendez-vous manqués, sans doute. Mais aussi que de découvertes et de surprises ! Milan Kundera les célèbre dans son livre comme Lautréamont, en 1870, célébrait la rencontre, sur une table d’opération, d’un parapluie et d’une machine à coudre !

    * Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009.

  • Quand les Grandes Têtes Molles font la fête

    cover.jpg Comme chaque année, l'Hebdo organise à l'Université de Lausanne, et à grands frais, un forum réunissant les « 100 personnalités qui font la Suisse romande ». On n'y croise que du beau linge : Pascal Couchepin, qui comprend si bien les problèmes des médecins, Nicolas Hayek, notre Swatch-man, Maria Roth-Bernasconi, notre Mère Teresa, Gilles Marchand,  le futur fossoyeur de la RSR, et même l'inénarrable Marie-Hélène Miauton, grande prêtresse des sondages plus ou moins trafiqués. Sans oublier, bien sûr, quelques alibis culturels, stars sur le retour ou « décideurs » omnipotents.

    Un tel rassemblement de Grandes Têtes Molles est exceptionnel. Il n'a d'équivalent que Davos, et son World Economic Forum. Dont on sait l'arrogance et l'immense vanité. Le forum de l'Hebdo est-il plus utile ? Pour répondre à cette insidieuse question, il suffit de revenir sur le Forum de l'an dernier. Qui, parmi cette assemblée de lumières, a vu venir la crise ? Qui l'a seulementr pressentie ou imaginée ? Personne. On y a parlé d'économie, comme toujours, de mondialisation, de libéralisation (pour certains, le marché n'est jamais assez libéral). Personne n'a évoqué la possibilité d'une crise ou d'une faillite du système. Normal, me direz-vous, puisque les « décideurs » sont précisément à l'origine de cette crise et de cette faillite. Peut-être, cette année, nos Grandes Têtes Molles seront-elles plus modestes, plus lucides, ou simplement plus honnêtes ?

    Rien n'est moins sûr, pourtant, car le système d'autocélébration est bien rodé. Et, chez ces gens-là, on ne fait pas de vagues, ni de bruit : l'important est d'être sur la photographie. Guy Debord l'a bien analysé : c'est la loi de la société de spectacle.

    La crise, née aux États-Unis, mais largement mondialisée, et qui va toucher avant tout les pays les plus pauvres, nous a-t-elle appris quelque chose ? Il semblerait que non. Nous poursuivons notre chemin vers l'abîme. Aveuglément, obstinément. Nous fonçons dans le mur que tant de « décideurs » extralucides ont bâti pour nous. Nous bavardons, nous ergotons. Nous célébrons nos Grandes Têtes Molles, à grand renfort de caviar et de champagne.