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lausanne

  • Melgar et les Tartuffe

    images-1.jpegIl n'est pas sûr que la récente polémique autour du cinéaste Fernand Melgar rende service au cinéma romand, qui a déjà tant de peine à exister. Pour un observateur extérieur au milieu, la « lettre ouverte » adressée à Fernand Melgar (que ses courageux auteurs n'ont même pas pris la peine de lui envoyer!), signée par une poignée de cinéastes connus et une armée de suiveurs inconnus, transpire en effet l'aigreur, la jalousie et surtout la mauvaise foi. Le ton est martial. Il rappelle celui des tribunaux staliniens de la grande époque ou les beaux temps, aux USA, du maccarthysme (the witch hunt, autrement dit : la chasse aux sorcières). Il est aussi pastoral et moral (on est en Suisse romand et plusieurs cinéastes sont des fils de pasteurs) : Unknown-2.jpegon s'arroge le droit de donner des leçons, on condamne, on ostracise : on cloue l'un des siens au pilori public, comme le faisait Georges Oltramare dans les années 1930 dans son journal Le Pilori

    Autrement dit, on fait exactement la même chose que l'on reproche à Fernand Melgar (en prenant des photos des dealers de rue, il les aurait « ostracisés ») ! Le tribunal de la bien-pensance, fait de bric et de broc, de vieux soudards oubliés (Francis Reusser) et de jeunes loups aux dents longues, est en réalité une congrégation de Tartuffes : aigreurs, mauvaise foi, hypocrisie sournoise. Pas un mot ne sonne juste dans cette dénonciation de l'« éthique » d'un cinéaste dont les œuvres (qu'on ne cite jamais, et pour cause) plaident pour lui.

    À cet égard, les signataires de cette « lettre ouverte » sont tout à fait dans le ton d'une époque qui célèbre les maîtres du double discours, comme Tariq Ramadan, maître incontesté en la matière.

    Unknown-1.jpegUn autre aspect, révélateur, de cette triste affaire, est la mise à l'écart du cinéaste par la direction de la HEAD (Haute École d'Art et de Design de Genève) où Melgar devait enseigner à la rentrée. Levée de boucliers. Protestation des étudiants. Le directeur de l'école, Jean-Pierre Greff, ne cherche pas à jouer les médiateurs et laisse triompher la vox populi : Melgar ne viendra pas donner ses cours en automne. La HEAD doit être la seule école au monde où les étudiants choisissent eux-mêmes leurs professeurs…

    En lisant le programme de travail que Melgar leur avait concocté, certains étudiants doivent avoir des regrets, tout de même : il voulait étudier l'exploitation des migrants en Espagne et songeait à inviter en classe le photographe Raymond Depardon et l'artiste Sophie Calle. Beau programme !

    La tête de Melgar est désormais mise à prix. Et pas par n'importe qui : par ses pairs. La chasse aux sorcières est ouverte. C'est bientôt le Grand Soir. Selon les directives du Parti, l'avenir sera éthique et radieux.

  • À lire et à offrir : De père à père (Pierre Simenon)

    images-2.jpegQue faire d'un père qui écrit six à dix livres par année, et qui fanfaronne (face à Fellini, autre grand fanfaron) d'avoir possédé 10'000 (dix mille!) femmes dans sa vie ? Quelle place trouver dans la famille d'un démiurge ? Y a-t-il, d'ailleurs, dans cette folie, une place pour les autres ?

    C'est le propos du livre de Pierre Simenon, De père à père*, qui tient à la fois du recueil de souvenirs et de l'examen de conscience. Le prétexte en est simple, mais subtilement traité : Pierre Simenon doit traverser les États-Unis, d'ouest en est, et quitter la Californie pour s'en aller rejoindre sa femme et ses enfants dans le Vermont. La traversée, qui dure presque une semaine, lui donnera l'occasion de se pencher sur son passé, d'évoquer une foule de souvenirs, et de renouer le dialogue avec Georges, le démiurge, son père, devenu la statue du Commandeur.

    Longtemps confiné dans le rôle de « fils de », Pierre Simenon parle aujourd'hui à Georges en tant que père. De père à père. images-3.jpegIl cherche une impossible égalité dans ce dialogue posthume (Georges est mort en 1989). Une nouvelle place dans la fratrie. Il n'est pas seuls, comme on le sait, dans le « clan Simenon ». Il y a le frère aîné (fils du premier mariage de Georges), Marc Simenon, né en 1939, scénariste et réalisateur de cinéma, qui épousera l'actrice Mylène Demongeot. Marc mourra accidentellement chez lui en 1999. Il y a ensuite Johnny, né en 1949.
    images-5.jpegEt enfin Marie-Jo, né en 1953, qui tentera une carrière de comédienne à Paris, avant de se tirer une balle dans le cœur en 1978. La mort de Marie-Jo est au centre du livre de Pierre : on l'attend, on la redoute, on la pressent avec effroi. Cette fille trop sensible, très fragile, probablement abusée par sa mère, images-4.jpegqui considérait son père comme un Dieu : « tu étais mon Dieu concret, la force à laquelle je me raccrochais… »…

    Dans son récit, Pierre essaie de dénouer l'écheveau des névroses familiales. Il ne s'attribue jamais le beau rôle. Il n'accable pas son père non plus, même s'il lui fait, depuis sa mort, quelques reproches (voir ici la dernière interview de Simenon). Le témoignage qu'il livre est plutôt une charge contre sa mère, Denyse Ouimet, qui a manipulé ses enfants et accusé son mari de tous les maux. On apprend peu de choses nouvelles sur la vie du grand Georges (la biographie** de Pierre Assouline nous la livre intégralement). Mais Pierre éclaire certains épisodes — essentiellement la période lausannoise — d'une lumière empathique.

    Au final, cela donne un récit haletant, non dépourvu d'angoisse (on ne sait jamais comment cela va se terminer), qui est à la fois un hommage au Père, de père à père, et une tentative de réconciliation avec un passé (une dette, un don) particulièrement lourd à porter.

    * Pierre Simenon, De père à père, Flammarion, 2015.

    ** Pierre Assouline, Simenon, Folio.

  • Quand les Grandes Têtes Molles font la fête

    cover.jpg Comme chaque année, l'Hebdo organise à l'Université de Lausanne, et à grands frais, un forum réunissant les « 100 personnalités qui font la Suisse romande ». On n'y croise que du beau linge : Pascal Couchepin, qui comprend si bien les problèmes des médecins, Nicolas Hayek, notre Swatch-man, Maria Roth-Bernasconi, notre Mère Teresa, Gilles Marchand,  le futur fossoyeur de la RSR, et même l'inénarrable Marie-Hélène Miauton, grande prêtresse des sondages plus ou moins trafiqués. Sans oublier, bien sûr, quelques alibis culturels, stars sur le retour ou « décideurs » omnipotents.

    Un tel rassemblement de Grandes Têtes Molles est exceptionnel. Il n'a d'équivalent que Davos, et son World Economic Forum. Dont on sait l'arrogance et l'immense vanité. Le forum de l'Hebdo est-il plus utile ? Pour répondre à cette insidieuse question, il suffit de revenir sur le Forum de l'an dernier. Qui, parmi cette assemblée de lumières, a vu venir la crise ? Qui l'a seulementr pressentie ou imaginée ? Personne. On y a parlé d'économie, comme toujours, de mondialisation, de libéralisation (pour certains, le marché n'est jamais assez libéral). Personne n'a évoqué la possibilité d'une crise ou d'une faillite du système. Normal, me direz-vous, puisque les « décideurs » sont précisément à l'origine de cette crise et de cette faillite. Peut-être, cette année, nos Grandes Têtes Molles seront-elles plus modestes, plus lucides, ou simplement plus honnêtes ?

    Rien n'est moins sûr, pourtant, car le système d'autocélébration est bien rodé. Et, chez ces gens-là, on ne fait pas de vagues, ni de bruit : l'important est d'être sur la photographie. Guy Debord l'a bien analysé : c'est la loi de la société de spectacle.

    La crise, née aux États-Unis, mais largement mondialisée, et qui va toucher avant tout les pays les plus pauvres, nous a-t-elle appris quelque chose ? Il semblerait que non. Nous poursuivons notre chemin vers l'abîme. Aveuglément, obstinément. Nous fonçons dans le mur que tant de « décideurs » extralucides ont bâti pour nous. Nous bavardons, nous ergotons. Nous célébrons nos Grandes Têtes Molles, à grand renfort de caviar et de champagne.