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père

  • À lire et à offrir : De père à père (Pierre Simenon)

    images-2.jpegQue faire d'un père qui écrit six à dix livres par année, et qui fanfaronne (face à Fellini, autre grand fanfaron) d'avoir possédé 10'000 (dix mille!) femmes dans sa vie ? Quelle place trouver dans la famille d'un démiurge ? Y a-t-il, d'ailleurs, dans cette folie, une place pour les autres ?

    C'est le propos du livre de Pierre Simenon, De père à père*, qui tient à la fois du recueil de souvenirs et de l'examen de conscience. Le prétexte en est simple, mais subtilement traité : Pierre Simenon doit traverser les États-Unis, d'ouest en est, et quitter la Californie pour s'en aller rejoindre sa femme et ses enfants dans le Vermont. La traversée, qui dure presque une semaine, lui donnera l'occasion de se pencher sur son passé, d'évoquer une foule de souvenirs, et de renouer le dialogue avec Georges, le démiurge, son père, devenu la statue du Commandeur.

    Longtemps confiné dans le rôle de « fils de », Pierre Simenon parle aujourd'hui à Georges en tant que père. De père à père. images-3.jpegIl cherche une impossible égalité dans ce dialogue posthume (Georges est mort en 1989). Une nouvelle place dans la fratrie. Il n'est pas seuls, comme on le sait, dans le « clan Simenon ». Il y a le frère aîné (fils du premier mariage de Georges), Marc Simenon, né en 1939, scénariste et réalisateur de cinéma, qui épousera l'actrice Mylène Demongeot. Marc mourra accidentellement chez lui en 1999. Il y a ensuite Johnny, né en 1949.
    images-5.jpegEt enfin Marie-Jo, né en 1953, qui tentera une carrière de comédienne à Paris, avant de se tirer une balle dans le cœur en 1978. La mort de Marie-Jo est au centre du livre de Pierre : on l'attend, on la redoute, on la pressent avec effroi. Cette fille trop sensible, très fragile, probablement abusée par sa mère, images-4.jpegqui considérait son père comme un Dieu : « tu étais mon Dieu concret, la force à laquelle je me raccrochais… »…

    Dans son récit, Pierre essaie de dénouer l'écheveau des névroses familiales. Il ne s'attribue jamais le beau rôle. Il n'accable pas son père non plus, même s'il lui fait, depuis sa mort, quelques reproches (voir ici la dernière interview de Simenon). Le témoignage qu'il livre est plutôt une charge contre sa mère, Denyse Ouimet, qui a manipulé ses enfants et accusé son mari de tous les maux. On apprend peu de choses nouvelles sur la vie du grand Georges (la biographie** de Pierre Assouline nous la livre intégralement). Mais Pierre éclaire certains épisodes — essentiellement la période lausannoise — d'une lumière empathique.

    Au final, cela donne un récit haletant, non dépourvu d'angoisse (on ne sait jamais comment cela va se terminer), qui est à la fois un hommage au Père, de père à père, et une tentative de réconciliation avec un passé (une dette, un don) particulièrement lourd à porter.

    * Pierre Simenon, De père à père, Flammarion, 2015.

    ** Pierre Assouline, Simenon, Folio.

  • Les livres de l'année (5) : Au nom du père (Pascal Bruckner)

    images-1.jpegPeu de textes, aujourd’hui, vous prennent à la gorge comme le dernier livre de Pascal Bruckner, intitulé Un bon fils*, qui trace une sorte de portrait croisé, en miroir, du père Bruckner par son fils Pascal, portrait sévère, mais juste, sans concession, d’une honnêteté et d’une intelligence très rares.

    Dans une œuvre riche et dense, composée d’essais brillants (comme La Tentation de l’innocence, 1995) et de romans très singuliers (comme Lune de fiel, 1981, adapté au cinéma par Roman Polanski, images.jpegou Les Voleurs de beauté, 1997), Pascal Bruckner poursuit, depuis trente ans, une réflexion sur nos hantises et nos remords (Le Sanglot de l’Homme blanc), nos rêves d’innocence, nos paradoxes amoureux et nos désirs d’apocalypse. Sa pensée est souvent fulgurante, et volontiers provocatrice : Bruckner ne se range pas parmi les bien-pensants. Sur tous les sujets qu’il aborde, il jette une lumière nouvelle, inattendue, qui prend tout le monde à contre-pied.

    Avec Un bon fils, l’essayiste français nous donne son meilleur livre : le plus personnel, à la fois, le plus cru et le plus cruel. Celui qu’il se devait d’écrire. Pour s’affranchir du fantôme de son père, d’abord, ce fantôme aliénant, infréquentable, et pour enfin être lui-même.

    C’est peu dire que Bruckner, comme tant d’autres, règle ses comptes avec son père — mari volage et violent, nostalgique de Vichy et antisémite forcené — : en même temps, c’est la force du livre, il lui rend grâces de sa violence et de ses haines, de l’éternelle colère de l’homme déclassé et ruiné à la fin de sa vie : cet homme qui avait tellement peur qu’on prenne son fils unique pour un Juif…

    Unknown.jpegUn bon fils est à la fois un portrait terrifiant et lucide (le père), une autobiographie qui raconte la naissance d’une personnalité (le fils) et un roman de formation qui montre comment, à partir d’une enfance abusée (coups, menaces, corrections diverses) on peut tout de même s’en sortir, et aller jusqu’au bout de sa liberté. «Rentrer dans l’intimité de notre famille, c’était comme soulever une pierre sous laquelle grouillent les scorpions. » Et Bruckner de soulever, l’une après l’autre, avec peur et fascination, toutes les pierres qui forment l’édifice familial…

    Né dans un famille « bilingue dès le berceau », ayant appris l’antisémitisme en même temps que le français, Pascal va chercher très vite à sortir de la geôle familiale. Par la maladie, d’abord, la tuberculose, qui l’obligera à fréquenter les sanatoriums des Alpes suisses (Leysin). Par ses études, ensuite, qu’il poursuivra à Paris, entre autres avec Roland Barthes, loin de ce père toxique et de cette mère qui « se punit pour punir son mari ». Les livres demeurent une arme sans égale contre la tyrannie et le meilleur moyen de chasser ses démons.

    « Comment sortir de son enfance ? Par la révolte et par la fuite, mais surtout par l’attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c’est d’additionner les dépendances ; la servitude, d’être limité à soi. »

    À la fois détestable et fascinante (un père reste un père !), la figure paternelle, longtemps tenue à distance, revient hanter son fils à la fin de sa vie. Son épouse est morte (en mourant, à ses yeux, elle est devenue une sainte !), il est grevé de dettes et il devient peu à peu un Diogène acariâtre et pouilleux. Pascal, en bon fils, va s’occuper de ce père encombrant à qui il conseille, malgré tout, de faire un Stefan Zweig — autrement dit : de se suicider…

    Chaque fils, qu’il le veuille ou non, devient un jour le père de son père. C’est inscrit dans nos gènes : le lot de notre humanité. C’est ainsi que Pascal, parfois désemparé face à ce père qui fanfaronne à l’hôpital, insulte les infirmières africaines et doit subir plusieurs amputations, ne lâchera jamais prise. Il accompagnera jusqu’au bout ce père qui rêve de « la domination mondiale de la race aryenne et du règne de la Bête de proie ».

    Magnifiques pages, à la mort du tyran, écrites par un fils qui refuse d’être le bourreau de son père. « Je n’ai qu’une certitude : mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. »

    Et enfin : « J’espère rester immortel jusqu’à mon dernier souffle. »

    Un grand livre.

    * Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014.