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récit

  • Ma mère, ma haine, mon amour (Clémentine Autain)

    Unknown-3.jpegLa haine est mauvaise conseillère : elle aveugle et rend sourd à la recherche de la vérité, ou, tout au moins, d'une vérité qui éclairerait ou bouleverserait l'écriture. C'est ce que que l'on se dit en lisant les premières pages du récit autobiographique de Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime*. On se dit également qu'il s'agit d'un nouveau règlement de comptes (un genre en vogue ces temps-ci) entre une mère disparue et sa fille pleine d'amertume et de ressentiment. 

    Il faut dire que la fille en question n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit de Clémentine Autain, militante féministe, politicienne engagée aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, qui s'est illustrée aussi par quelques déclarations tapageuses et clivantes sur les attentats terroristes en France. Dans son livre, Clémentine Autain montre un autre visage, plus authentique, plus touchant aussi (elle à qui l'on reproche d'être toujours glaçante!) : celui d'une fille abandonnée par une mère artiste qui préférait sa carrière professionnelle à sa vie familiale…

    Comme on sait, Clémentine Autain est la fille du chanteur Yvan Dautain (à droite sur la photo) et de la comédienne Dominique Laffin, morte à 33 ans, dans des circonstances étranges (on la retrouva inanimée dans son bain : suicide ? crise cardiaque ?). Unknown-1.jpegSon père l'a recueillie, enfant, alors que sa mère, étoile filante du cinéma français, enchaînait les rôles et négligeait sa fille au point d'oublier d'aller la chercher à l'école. Cette hérédité lourde à porter, on la sent à chaque page de Dites-lui que je l'aime qui, de règlement de compte familial, se transforme, au fil du récit, en déclaration d'amour.

    Car le livre, bien vite, prend la forme d'une manière d'exorcisme : comme si l'auteur devait tuer sa mère encore une fois avant de pouvoir lui parler, et comprendre qui elle fut (Clémentine avait douze ans quand sa mère est morte). Cette enfance chahutée par de nombreux déménagements, les innombrables amants de sa mère, son image idéale auprès des réalisateurs de cinéma (Claude Miller, Jacques Doillon, entre autres) et son incapacité à occuper sa place dans la « vraie vie »: tout cela crée un mur, infranchissable, entre la mère et la fille.

    Il faut du temps, et beaucoup de mots pour l'escalader — ou peut-être seulement le contourner (l'enfance est le plus grand malentendu). 

    images-3.jpegDominique Laffin était une comédienne qui a fasciné les réalisateurs français : elle avait cette lumière, cette fraîcheur, cette ingénuité que le cinéma recherche. Pendant dix ans, elle a enchaîné les premiers rôles, elle qui n'avait jamais fait d'école de théâtre (elle était baby-sitter chez Miou-Miou et Julien Clerc). Puis, les contrats sont devenus plus rares, elle a commencé à frôler les ténèbres (comme disait Duras, l'alcool a joué dans sa vie le rôle de Dieu) et entamé une descente aux enfers que personne n'a pu arrêter…

    images-2.jpegTout cela, Clémentine Autain résiste à le savoir. La première partie de son livre insiste plutôt sur les raisons qu'elle a de détester sa mère — et ses raisons sont nombreuses. Puis, les résistances tombent. Elle commence son enquête sur cette femme, sa mère, cette inconnue. Elle va interroger les hommes qui l'ont aimée. Elle découvre alors une autre femme que celle qu'elle croyait connaître. Une femme rayonnante. Une femme qui pleure aussi. Une féministe engagée qui participe, avec Delphine Seyrig et d'autres comédiennes, à plusieurs manifestations. En même temps que sa plume s'adoucit, elle trace peu à peu le portrait d'une mère qu'elle peut aimer. Qu'elle peut s'autoriser à aimer. 

    C'est la leçon de ce petit livre dense et attachant : la haine est un bouclier qui ne protège jamais de l'amour.

    * Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime, Grasset, 2019.

  • Deux familles, les siennes, sous l'œil de l'écrivain

    par Daniel Fattore

    38804441_1863908013666963_2534191868992815104_n.jpgJean-Michel Olivier – L'œil défaillant, l'objectif menteur. La photo, vérité travestie ou aléatoire. Le regard troublé, ou non. C'est un roman visuel à l'extrême que Jean-Michel Olivier propose avec "L'Enfant secret". Roman? L'écrivain suisse le présente comme un récit, indiquant qu'il y a quelque chose de sa propre histoire familiale dans la destinée de deux familles que tout sépare et que tout va réunir: celle fondée par Julien et Emilie, et celle d'Antonio Campofaggi, dit Campo.

    Tout sépare ces deux familles, en effet, et c'est un bon point de départ pour deux récits parallèles des plus contrastés. Julien et Emilie, c'est le couple vaudois villageois typique du début du vingtième siècle, empreint de culture protestante, avec un Julien qui a accidentellement perdu la vue dans son enfance et une Emilie à la patte folle. Si l'auteur n'oublie jamais Emilie, c'est sur le handicap de Julien que l'auteur concentre son regard, dessinant page après page son univers fantomatique, ainsi que sa manière de se débrouiller avec une vue délabrée. Chacun semble trouver sa place dans ce récit familial, sans révolte (à l'usine d'allumettes ou au restaurant, il faut trimer, c'est comme ça), dans le cadre d'un pays calme et épargné par la guerre, la Suisse, qui n'en a pas moins ses zones d'ombre et ses raideurs. En pensant à Emilie, en particulier, il est permis de se souvenir des 3 K helvétiques bien conservateurs: "Kinder, Kirche, Küche". Concernant Julien, c'est plutôt chœur local, errances et vin blanc. 
     
    Dans l'autre camp, la famille Campofaggi est urbaine, et devient nolens volens un élément du système: c'est dans l'Italie fasciste que Campo, le photographe professionnel, trouve de quoi vivre. L'art du photographe est celui du mensonge, découvre-t-on au fil des pages: photos retouchées, poses étudiées, souci permanent d'une propagande affinée. Campo contribue ainsi à la création de l'image "historique" de Benito Mussolini, conforme à une idéologie qui prône la force et les valeurs viriles. Y croit-il vraiment? L'auteur ne manque pas de décrire quelques scènes grotesques telles que le duel à l'épée entre le Duce et Campo, ou le moment où, prononçant un discours, Benito Mussolini se trouve piégé par une pluie diluvienne qui fait fuir ses auditeurs. Mais ce qu'on reprochera au photographe, c'est de n'avoir pas dénoncé ce qu'il y a derrière les photographies léchées, d'avoir été au plus près du pouvoir et de n'avoir rien dit. Ironie de l'histoire: autrichien au terme de la Première guerre mondiale, donc dans le camp des vaincus, il se retrouve à nouveau vaincu au terme de la Seconde guerre mondiale, comme Italien.
     
    51GFcArJYrL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgLes apparences séparent ces deux familles, on l'a compris. Pourtant, l'auteur s'ingénie à les rapprocher, avec le coup de pouce de l'histoire. Le trait d'union? C'est un appareil photo... L'auteur relate en effet un élément incroyable: il met entre les mains du quasi-aveugle Julien un appareil photo Rollei, avec lequel il va s'ingénier à tout canarder. A l'art léché, travaillé, mensonger aussi, de Campo, répond ainsi le jeu spontané, brut et mal cadré, amusant pour dire le tout, de Julien. Qui est le plus proche du vrai? Peut-être pas Campo, quoique: il garde quelques photos authentiques dans une caissette bien fermée. Et peut-être pas davantage Julien, qui finira par recouvrer la vue et découvrir que ses photos n'étaient pas du tout ce qu'il pensait qu'elles seraient. Cette redécouverte du sens de la vue fait du reste penser à "La Symphonie pastorale" d'André Gide, l'issue tragique en moins: "C'est donc à ça que tu ressembles! Avoue que tu espérais mieux!", rigole Julien, se voyant, hilare, face au miroir pour la première fois.
     
    Et au fil des péripéties et de l'histoire, comme on s'y attend, les deux familles trouvent le moyen de se trouver, dans le contexte dévasté de l'après-guerre. Un contexte de folie, ce que suggère le cadre d'un asile psychiatrique/maison de repos où l'on rencontre quelques personnalités: Edda, une des filles de Mussolini, mais aussi, à peine déguisé, Jack Rollan – qui a d'ailleurs appris, un peu, le métier de photographe avant de devenir connu pour son "Bonjour!". C'est là aussi qu'un garçon vaudois caractériel fan de football (comme l'auteur) va rencontrer une belle Italienne... l'affaire est faite, une génération nouvelle peut naître.
     
    Les sens sont trompeurs, en particulier la vue, semble dire l'écrivain. Cela, d'autant plus si ceux-ci sont dotés d'une béquille, en l'occurrence celle de l'appareil photo qui rapporte ce qu'il veut ou dont on peut faire mentir les produits à volonté. Au temps à venir de l'humain augmenté, au temps aussi de la photo banalisée par le numérique, voilà qui devrait faire réfléchir! enfant secret,fattore,récit,mussolini,photographie,italie,suisseEt si le regard de l'écrivain était, in fine, le plus aigu de ce roman? C'est lui qui, au fil de phrases simples segmentées en paragraphes courts qui font figure de séquences, règle sans cesse la focale sur un récit ancien et précis, en rappelant, par les mots et structures répétés d'un bout à l'autre du livre, que la vie est un éternel recommencement. En somme, c'est son propre album de photos de famille qu'il feuillette, passionné et captivant, avec ses lecteurs. Après tout, cet "enfant secret" du titre, encore à naître, ange ou fantôme un peu omniscient en ce sens qu'il a l'œil partout et confère un sens au chaos de l'histoire familiale ou européenne, c'est peut-être bien lui.
     
    Jean-Michel Olivier, L'Enfant secret, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 2018/première édition 2004. 
    Jean-Michel Olivier, The Secret Child, traduit par Laurence Moscato, Skomlin, 2017.
    Ce récit a obtenu le prix Michel Dentan en 2004.

  • Le souffle de la voix (Myriam Wahli)

    Unknown-2.jpegC'est un livre fait de petits riens, mais qui ne manque pas de souffle. Les phrases s'achèvent par des points, s'organisent en paragraphes, qui forment des chapitres (de longueur comparable). Mais pas de virgules. L'écriture, ici, épouse le souffle de la voix et joue sur l'oralité pour accueillir les petits riens de la vie quotidienne d'une ferme du Jura bernois. 

    La fille, qui est la narratrice, reste souvent seule avec sa mère, pendant que ses trois frères vont à l'école et que son père part au travail. Les repas sont scandés par la prière et les journées par les longues escapades dans la montagne. 

    Unknown-1.jpegCe rituel, fondé sur les rythmes de la nature, très présente dans le livre de Myriam Wahli, Venir grand sans virgules*, pourrait être immuable. Mais un jour, c'est le drame : le père perd son travail — et tout le fragile équilibre familial est menacé. Quelque chose, dans la langue, se brise et disparaît. Le monde bascule. La voix articulée abandonne ses repères. Les virgules, brusquement, s'effacent. 

    Pour la jeune fille, c'est un rite de passage. « Comme les adultes quand ils racontent ils vous séparent tout comme avec des virgules pour que la vie soit plus digeste une bouchée pour papa une bouchée pour maman. »

    Dans ces pages qui parlent d'attente et de libération, on sent que la narratrice cherche son second souffle. Le chômage du père, qui emporte avec lui les silences du langage, brise aussi l'ordre des apparences et offre à sa fille une chance d'évasion.

    * Myriam Wahli, Venir grand sans virgules, L'Aire, 2018.