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  • L'énigme d'un frère (Corinne Desarzens)

    Unknown.jpegQue sait-on de ceux qui nous sont les plus proches? Leurs regrets silencieux, leurs hantises, leurs secrets, leurs plaisirs quotidiens. Que sait-on de son frère, quand celui-ci décide, au terme d’une longue errance muette, de se jeter sous un train, en pleine gare de Nyon? Corinne Desarzens, dans un livre admirable, entreprend de rompre le silence.

    Référence avouée au Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, le Poisson-Tambour* de Corinne Desarzens résonne bien autrement, et laisse dans l’âme des échos qui ne se perdent pas. Le poisson tout d’abord : c’est à la fois le signe et l’élément dans lequel Frédéric, le frère de la narratrice, semble avoir toujours évolué. Pêcheur professionnel à Nyon, il nage entre deux eaux, indissociablement lié à son alter ego, Vincent, qui est son jumeau identique. C’est pourquoi son histoire est d’abord une histoire d’eau, de navigation à vue, de (faux) calme plat et d’avis de tempête. Une histoire à jamais double aussi.

    poisson-tambour_vignette.jpgDe l’enfance radieuse passée à Sète, dans une maison joliment prénommée la Métairie, aux derniers jours sur la Côte vaudoise, où Frédéric connaîtra une autre Métairie, clinique psychiatrique cette fois, Corinne Desarzens reconstitue – impatiemment, pourrait-on dire, avec l’angoisse de le perdre à nouveau – le parcours de son frère inconnu. À sa manière unique: à coups de petites touches de sensations réinventées, couleurs, goûts de lait et de sel oubliés de l’enfance, paroles dérobées aux adultes. Ressusciter, à partir des impressions de l’enfance, la figure du frère disparu, c’est bien sûr revenir à la source, interroger « la stupeur d’origine » : le couple bizarre que forment les parents, Gisèle (dite Hermeline, puis Granny) et Jean-Pierre (dit le Petit Rat, puis Grano). Chacun surprotégeant, à sa manière, ses enfants.
    Tirant le fil de Frédéric, la pelote entravée de sa vie, la narratrice bute, littéralement, sur le nœud du couple parental. L’enquête prend alors des allures d’inquisition, de règlement de compte. Cette mère, qui néglige son mari pour se consacrer « exclusivement à ses enfants », sa mission sur la terre, n’en fait-elle pas trop?  Et ce père, spécialiste en grands vins, pour qui rien n’est jamais assez bien, ni bon, ni parfait, n’a-t-il pas tué dans l’œuf toute velléité d’indépendance chez ses enfants (qui logent toujours chez lui, à près de 48 ans) « Qu’est-ce qui les empêchait d’être heureux? Toute la difficulté revenait à se trouver en situation d’aimer ce qui était, ici, maintenant, plutôt que ce qui n’était pas. »
    Remontant le cours de la vie de Frédéric, la narratrice dresse un constat d’échec : tout est là, déjà, en germes mortifères, dans les relations entre cette mère qui s’enlise dans les confitures et un père qui « pose des lingots d’or sur la table en disant à ses fils qu’ils n’ont plus besoin de travailler », leur supprimant « l’envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les couilles. » Mais son enquête ne s’arrête pas là. Elle porte également sur les amis de son frère, ses rares fréquentations féminines, cette quête éperdue de tendresse qui l’a mené aux salons de massage genevois. Mais la piste, une fois encore, tourne court. Les femmes étrangères qui l’ont connu, si brièvement, ne savent rien de lui.

    La narratrice se tourne alors vers les médecins qui ont suivi Frédéric (qu’on étiquette tantôt de maniaco-dépressif, tantôt de schizophrène). C’est une des parties les plus intéressantes du livre, car la vérité qui s’y fait jour éclaire le destin de son frère. Pendant toutes ces années de silence, d’errance et de désœuvrement, Frédéric s’est rendu régulièrement chez un psychothérapeute qui a tenté de comprendre (et de conjurer) le mal obscur qui le rongeait. Mais au fil des mois, Frédéric a manqué les séances, tout comme il s’est abstenu de prendre ses médicaments. Là encore, il a glissé comme un poisson: impossible à ferrer.
    « L’explication, écrit Julio Cortazar, est une erreur bien habillée. »

    Dans son très beau Poisson-Tambour, Corinne Desarzens n’explique rien : tout juste livre-t-elle au lecteur des fragments lumineux, des flashes de vérité, des moments de « sensation vraie » comme dirait Peter Handke, qui parviennent à rendre ce frère inconnu extrêmement présent, plus peut-être qu’il ne l’a jamais été, lui qui aimait par-dessus tout le silence du lac et la vie solitaire du pêcheur.
    * Corinne Desarzens, Poisson-Tambour, Bernard Campiche éditeur, 2006.

  • Un drame silencieux (Vincent Aubert)

    Unknown-1.jpegVincent Aubert est comédien, amateur de musique et de grands textes. Il a fait le clown (sous le nom de Roberto) sur les scènes d'une bonne partie de la planète, a créé avec le contrebassiste Jacques Siron un duo mémorable, et anime de voix de maître les belles soirées de la Compagnie des Mots, qui se tiennent le premier mardi de chaque mois à l'Auberge du Cheval-Blanc à Carouge. En plus, ne soyez pas jaloux, c'est un excellent danseur de tango !

    Mais Vincent Aubert a également cinq livres à son actif (voir le site www.ecrire-etc.ch) — et non des moindres. 

    Je viens de terminer la lecture de Murmures sous la neige*, un récit poignant qui reconstitue un drame survenu il y a quelques années dans le Jura. Unknown-2.jpegUne bande de jeunes gens décident d'aller faire la fête dans un chalet d'alpage, mais au retour, surpris par une tempête de neige, quatre d'entre eux se perdent dans la nature et meurent de froid. À partir de ce noyau tragique, Aubert donne la parole aux témoins, un garde-forestier, un pasteur, la mère ou le père d'une victime, l'organiste de l'église, l'unique rescapé de cette randonnée mortelle. Tout un village, frappé au cœur, murmure sa douleur sous la neige. En quelques pages denses et bouleversantes, on revit le drame comme de l'intérieur, dans la colère et l'incompréhension. Le style est sobre et d'une grande efficacité. La nature est à la fois grandiose et toute-puissante (Aubert est un grand connaisseur du Jura). 

    « Ces Murmures appartiennent  aux témoins du drame, aux parents, aux amis. Personne ne les a vraiment entendus. Ils ont été susurrés dans un moment de grâce et de douleur. Puis tout s'est refermé. »

    Il y a quelque chose de biblique dans ce récit sobre et poignant, dont la musique silencieuse accompagne le lecteur longtemps après qu'il a refermé le livre.

    * Vincent Aubert, Murmures sous la neige, écrire-etc.ch, 2016.

  • À lire et à offrir : De père à père (Pierre Simenon)

    images-2.jpegQue faire d'un père qui écrit six à dix livres par année, et qui fanfaronne (face à Fellini, autre grand fanfaron) d'avoir possédé 10'000 (dix mille!) femmes dans sa vie ? Quelle place trouver dans la famille d'un démiurge ? Y a-t-il, d'ailleurs, dans cette folie, une place pour les autres ?

    C'est le propos du livre de Pierre Simenon, De père à père*, qui tient à la fois du recueil de souvenirs et de l'examen de conscience. Le prétexte en est simple, mais subtilement traité : Pierre Simenon doit traverser les États-Unis, d'ouest en est, et quitter la Californie pour s'en aller rejoindre sa femme et ses enfants dans le Vermont. La traversée, qui dure presque une semaine, lui donnera l'occasion de se pencher sur son passé, d'évoquer une foule de souvenirs, et de renouer le dialogue avec Georges, le démiurge, son père, devenu la statue du Commandeur.

    Longtemps confiné dans le rôle de « fils de », Pierre Simenon parle aujourd'hui à Georges en tant que père. De père à père. images-3.jpegIl cherche une impossible égalité dans ce dialogue posthume (Georges est mort en 1989). Une nouvelle place dans la fratrie. Il n'est pas seuls, comme on le sait, dans le « clan Simenon ». Il y a le frère aîné (fils du premier mariage de Georges), Marc Simenon, né en 1939, scénariste et réalisateur de cinéma, qui épousera l'actrice Mylène Demongeot. Marc mourra accidentellement chez lui en 1999. Il y a ensuite Johnny, né en 1949.
    images-5.jpegEt enfin Marie-Jo, né en 1953, qui tentera une carrière de comédienne à Paris, avant de se tirer une balle dans le cœur en 1978. La mort de Marie-Jo est au centre du livre de Pierre : on l'attend, on la redoute, on la pressent avec effroi. Cette fille trop sensible, très fragile, probablement abusée par sa mère, images-4.jpegqui considérait son père comme un Dieu : « tu étais mon Dieu concret, la force à laquelle je me raccrochais… »…

    Dans son récit, Pierre essaie de dénouer l'écheveau des névroses familiales. Il ne s'attribue jamais le beau rôle. Il n'accable pas son père non plus, même s'il lui fait, depuis sa mort, quelques reproches (voir ici la dernière interview de Simenon). Le témoignage qu'il livre est plutôt une charge contre sa mère, Denyse Ouimet, qui a manipulé ses enfants et accusé son mari de tous les maux. On apprend peu de choses nouvelles sur la vie du grand Georges (la biographie** de Pierre Assouline nous la livre intégralement). Mais Pierre éclaire certains épisodes — essentiellement la période lausannoise — d'une lumière empathique.

    Au final, cela donne un récit haletant, non dépourvu d'angoisse (on ne sait jamais comment cela va se terminer), qui est à la fois un hommage au Père, de père à père, et une tentative de réconciliation avec un passé (une dette, un don) particulièrement lourd à porter.

    * Pierre Simenon, De père à père, Flammarion, 2015.

    ** Pierre Assouline, Simenon, Folio.