Destin étrange — et parfaitement dans le siècle — que celui de Milan Kundera. Né en 1929 en Moravie (ancienne Tchécoslovaquie), issu d’une famille de musiciens et d’artistes (son père Ludvik dirige l'Académie musicale de Brno), il se frotte très vite à la littérature moderne, comme au cinéma. Il termine ses études en 1952, non sans avoir dû les interrompre quelque temps suite à des « agissements contre le pouvoir » qui l'excluent du parti communiste. Ce n'est qu'en 1956 qu'il est réintégré, mais il en sera définitivement exclu en 1970.
Déçu par le communisme, il développe dans La Plaisanterie (1967), son premier grand roman, un thème majeur de son œuvre: il est impossible de comprendre et contrôler la réalité. C'est dans l'atmosphère de liberté du Printemps de Prague qu'il écrit Risibles amours (1968). Deux œuvres vues comme des messagers de l'anti-totalitarisme. Suivront La vie est ailleurs, une méditation sur sa condition d’artiste dans un pays bâillonné, puis La Valse aux adieux, qui devait être, pour Kundera, son dernier roman, son adieu à la littérature. Mais l’Histoire en décide autrement…
En 1975, il quitte, avec sa femme Véra, la Tchécoslovaquie pour la France. La nationalité tchécoslovaque lui est retirée en 1979 et il se donc fait naturaliser français. Il n’abandonnera pas seulement son passeport, mais également sa langue, puisqu’il décide, quelques années plus tard, d’écrire directement en français, sa « langue d’accueil ».
Tout cela — vie et œuvre indissolublement mêlés et pris dans les soubresauts de l’Histoire — on le retrouve dans Une rencontre*, le dernier livre de Kundera, qui fête cette année ses 80 ans. En même temps qu’il s’est exilé dans une autre langue, Kundera a peu à peu quitté, semble-t-il, le roman pour l’essai. Au lyrisme doux-amer de L’Insoutenable légèreté de l’être (1984) — un chef-d’œuvre absolu ! — il préfère la réflexion, le recul, la distance qu’autorise l’essai.
Mais qu’est-ce qu’une rencontre ?
L’essentiel de la vie. C’est-à-dire ce qui nous séduit, nous éloigne des sentiers battus, nous révèle à nous-mêmes. Ici, par exemple, la rencontre avec la peinture de Francis Bacon, cette peinture qui interroge « les limites du moi ». « Jusqu’à quel degré de distorsion, demande Kundera, un individu reste-t-il encore lui-même ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans la maladie, dans la folie, dans la haine, dans la mort , reste-t-il reconnaissable ? »
Plus loin, Kundera ironise sur les curieux palmarès de l’Histoire (littéraire, entre autres). Pourquoi méprise-t-on aujourd’hui Anatole France qui était adulé à son époque ? Et si les stars d’aujourd’hui (Schmitt, Lévy, Nothomb, Coelho) étaient les oubliés de demain ? Chaque époque dresse ses listes noires (et son hit-parade), manière d’exclure ce qui la gêne. Ainsi en est-il des écrivains maudits comme Céline, Roth, Kerouac, etc. « Si, jadis, l’Histoire avançait beaucoup plus lentement que la vie humaine, aujourd’hui c’est elle qui va plus vite, qui court, qui échappe à l’homme, si bien que la continuité et l’identité d’une vie risquent de se briser. » D’où la nécessité, pour Kundera, d’écrire des romans, qui interrogent l’âme humaine, les désordres de l’Histoire, le hasard et la nécessité de toute vie.
Évoquant les rencontres déterminantes de sa vie (toute lecture n’est-elle pas en soi une rencontre, parfois décevante et parfois exaltante ?), Kundera achève sa réflexion sur une analyse du grand livre (trop méconnu) de Malaparte, La peau. Il y retrouve ses thèmes obsessionnels, mais aussi son goût pour la forme du roman, forme qui doit toujours s’inventer, s’adapter au sujet. Oscillant entre le reportage journalistique, le journal intime et le roman, le livre de Malaparte constitue un modèle pour Kundera : refus de toute psychologie, célébration de la beauté délirante, dénonciation du kitsch sous toutes ses formes, pièges et ironie de l’Histoire. On le voit : Kundera est chez Malaparte comme chez lui. Ce qui donne à ses réflexions une sorte d’intimité touchante qui sonne toujours juste.
La vie est une suite de rencontres qui nous forment et nous transforment. Avec les grandes œuvres, avec les autres, avec l’Histoire qui nous entraîne. Beaucoup de rendez-vous manqués, sans doute. Mais aussi que de découvertes et de surprises ! Milan Kundera les célèbre dans son livre comme Lautréamont, en 1870, célébrait la rencontre, sur une table d’opération, d’un parapluie et d’une machine à coudre !
* Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009.