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Ecrivain de la comédie romande - Page 151

  • Le dernier mot (19 et fin)

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    La vieille a refermé le manuscrit.

    Les coudes appuyés sur la table, elle sanglote sans pouvoir s'arrêter.

    Elle pleure de longues minutes, absente au monde qui l'entoure, et elle ne bouge pas.

    Enfin, elle se tourne vers la fenêtre.

    “ Quel livre, mon ami ! ”

    Seul le chant des oiseaux lui répond.

    “ Mon ami ? ”

    Elle répète plusieurs fois son appel, d'une voix un peu tremblante, mais les mots lui reviennent en écho.

    “ Vous m'entendez, mon ami ? ”

    Alors elle se décide à se lever.

    Son corps est lourd, ses membres sont engourdis par la longue lecture, mais elle se traîne quand même jusqu'au fauteuil.

    Les mains posées sur l'accoudoir, les yeux grands ouverts, le vieil homme semble sourire.

    Or, quand elle veut la toucher, la tête de l'homme s'affaisse.

    “ Dieu du ciel ! Voilà-t-y pas autre chose… ”

    Avec sa main, la vieille redresse la tête du vieillard, mais aussitôt la tête retombe.

    Elle recommence : la tête roule de l'autre côté.

    Elle prend la main de l'homme, qui est tiède et douce encore, et elle l'embrasse.

    “ Allons, mon ami ! Réveillez-vous… ”

    Mais il ne bouge pas.

    Ses yeux sont toujours grands ouverts. Un peu de sang coule de sa bouche.

    Alors en pleurant la vieille lui ferme les yeux.

    Puis elle va s'asseoir sur le lit, en traînant la jambe, car brusquement toute la fatigue du monde est tombée sur elle, oui, d'un coup, et elle reste comme assommée, le souffle court, la poitrine soulevée par des spasmes.

    Enfin, mais c'est un siècle après, la vieille se lève et retourne vers la chaise. Elle passe la main dans les cheveux de l'homme. Elle essuie le sang au coin des lèvres. Elle ôte la couverture dans laquelle il était enroulé.

    Soigneusement, elle pose la couverture sur le lit pour la plier, puis elle va la porter dans l'armoire.

    Tout est propre : des sachets de lavande parfument les draps et les vêtements sont bien rangés.

    “ C'est le moment… ”

    D'un pas pesant, elle se dirige vers le téléphone, décroche le récepteur, compose un numéro.

    Mais brusquement elle change d'avis et raccroche l'appareil.

    “ D'abord il faut penser à moi… ”

    Elle va jusqu'au miroir, s'assied, se regarde dans la glace.

    “ Oui, me faire belle pour tout à l'heure ! Car maintenant c'est moi qui mène les opérations… Eh oui, toute seule à bord, ma petite Thérèse ! Enfin c'est l'heure de gloire ! ”

    Lentement, elle peigne ses cheveux, puis les attache dans une manière de chignon au-dessus de sa tête.

    “ Parfait, sourit-elle, ça fait deuil élégant… ”

    La vieille se masse le visage, longuement, avec de la crème hydratante, puis elle se met du fond de teint.

    “ Pas trop quand même ! Autrement ça fait club Med et retour de vacances… Ça n'est pas bon pour ton image ! ”

    Elle met du rouge sur ses pommettes, puis elle dessine un trait noir autour de ses yeux.

    “ Mm, parée pour le combat, ma petite Thérèse ! Comme l'Amazone… ”

    Enfin, elle peint ses lèvres d'un beau rouge sang, met des boucles d'oreilles, un collier d'ambre autour du cou.

    Elle se regarde à nouveau dans la glace, sous tous les angles, et longuement, tellement elle est contente de sa métamorphose.

    “ Qui pourrait reconnaître la vieille Thérèse ? ”

    Elle hausse les épaules.

    “ Personne puisqu'elle n'existe plus ! Fini le ménage… Et fini les lessives qui vous brûlent les mains ! Fini les heures passées à la cuisine… Adieu Thérèse et bonjour Madame la veuve ! ”

    La vieille frissonne d'excitation.

    “ Eh oui chacun son tour ! Et ce soir c'est moi la vedette… ”

    Elle regarde sa montre.

    “ Mais allons-y, car ils sont des milliers dans le monde à attendre la nouvelle… ”

    D'un pas léger, la vieille femme traverse la chambre, décroche le téléphone.

    “ Bon surtout avoir l'air naturel, sans chichi ni flonflons… Des sanglots dans la voix, mais pas trop, parce ça fait forcé, qu'ils ne vont pas comprendre ce que tu dis… ”

    Elle tousse un peu pour éclaircir sa voix.

    “ Allô, Le Monde ? Passez-moi… ”

    Après quelques secondes, la vieille ajoute, d'une voix larmoyante :

    “ Jean-Jacques est mort… ”

    Pour être sûre que l'autre, au bout du fil, a bien compris l'annonce, elle répète plusieurs fois.

    “ Oui, JEAN-JACQUES EST MORT… ”

    Ensuite elle raccroche l'appareil d'une main tremblotante, car l'impatience monte en elle, plus grande à chaque seconde, et cela fait battre son cœur.

    “ Moi enfin ! MOI SEULE… ”

    Une dernière fois, elle regarde autour d'elle pour voir si tout est bien en place.

    “ Nickel, ma petite veuve, tout brille comme un sou neuf… ”

    Elle retourne vers le lit, tend les draps, efface les plis de l'oreiller.

    “ Tout est paré pour l'embaumement ! Les caméras, les flashes, les projecteurs… Et moi au milieu de l'image… MOI ! Comme une reine ! ”

    Elle a de nouveau les yeux secs.

    Brusquement, elle esquisse un petit pas de danse au bras d'un cavalier invisible et tourne autour du fauteuil où repose le grand homme.

     

    Allons danser sous les ormeaux

    Allons danser, belles fillettes

    Allons danser sous les ormeaux

    Au son du fifre et des chalumeaux…

     

    Toujours dansant et virevoltant sur elle-même, la vieille s'est rapprochée du bureau, puis elle a pris le gros manuscrit dans ses bras et elle s'est remise à danser encore plus joyeusement, en fredonnant à pleine voix.

    Elle a tourné ainsi plusieurs minutes, les yeux mi-clos, en serrant le livre contre ses seins puis, brusquement, elle s'est arrêtée devant l'âtre et, avec un geste théâtral, elle a jeté le manuscrit au feu.

    Alors, face aux flammes qui crépitent, des flammes vertes et rouges, et jaunes, et violettes, la vieille a éclaté de rire.

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  • Le dernier mot (18)

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    Du tiroir grand ouvert, la vieille sort un trognon de pomme, un dictionnaire de botanique, une boîte de chocolats à l'armagnac, un vieil oignon, un agenda truffé de cartes de visite, un pot de miel, des coupures de journaux.

    “ Mon Dieu où c'est qu'il a caché son manuscrit ? ”

    Elle a vidé le contenu dans la poubelle, puis s'est agenouillée et cherche à tâtons vers le fond du tiroir.

    Soudain, sa main rencontre un objet lourd et mince, coincé entre les lames du bureau.

    “ Ça y est, ma petite Thérèse ! Tu le tiens… ”

    Elle pose le manuscrit sur la table : il est enveloppé dans un porte-documents noir, sans titre, sans nom d'auteur.

    La vieille s'assied, car ses mains tremblent, comme ses jambes, et elle a le vertige.

    Elle ouvre le dossier, en retenant son souffle, puis elle commence à lire.

    Voici le troisième livre de mes confessions…

    De temps à autre, la vieille ponctue sa lecture de petits grognements, de soupirs, de ricanements.

    “ Par sainte Thérèse… ”

    Elle s'arrête un instant, les yeux dans le vague, puis reprend aussitôt sa lecture, comme si une force l'attirait dans le livre.

    “ Il a osé… ”

    Elle a tourné la page, et déjà son doigt a repris le chemin de la ligne, fidèlement, comme un aveugle accroché à son bâton.

    “ Mon Dieu… ”

    L'écriture est serrée, sans rature et sans tache, d'une clarté diabolique, comme si le texte avait été dicté à la main qui l'avait écrit.

    Mais c'est l'écriture du vieil homme : les derniers mots de sa philosophie.

    “ Quel talent ! ”

    Vers la fenêtre, un sifflement a retenti, comme tout à l'heure, mais la vieille n'a pas entendu, parce qu'elle est sourde, et puis qu'elle est trop absorbée par ce qu'elle lit.

    “ C'est pas possible… ”

    Très lentement, dans la belle lumière de l'été, elle tourne les feuillets et son doigt court sur la page.

    Et plus elle lit, plus elle tremble, mais ce n'est pas la peur…

    L'impatience plutôt, et le désir d'aller au dernier mot, là-bas, tout au bout de la ligne, puis de tourner la page, encore une fois, et de recommencer sa folle poursuite.

    “ Quel diable d'homme ! ”

    Un nouveau cri s'est fait entendre.

    La vieille a levé les yeux, des yeux pleins de brouillard et de larmes, puis elle a continué sa lecture, comme si de rien n'était.

    “ Il n'a jamais rien écrit d'aussi beau… ”

    Vers la fenêtre, le cri est devenu un chuintement très faible, puis une sorte de toux, rauque et sifflante, puis un silence entrecoupé de hoquets, comme un râle d'enfant…

    Puis plus rien.

    “ Mais aussi quel scandale ! ”

    Dans la chambre, le soleil donne toute sa chaleur.

    Des oiseaux chantent dans ses arbres : c'est un nouveau jour qui commence.

    La vieille lit en maugréant, son index noirci d'encre.

    Elle bute sur les mots comme sur des portes fermées, mais ça ne fait rien, elle continue sa lecture, imperturbable, et toujours de l'avant.

    Personne ne lit mieux qu'elle.

    Personne ne connaît la vie du grand homme aussi bien qu'elle et pourtant à chaque page elle est surprise, elle s'exclame, elle lève les yeux au ciel.

    “ Un tel génie ! ”

    Au loin, une cloche a sonné, mais la vieille n'a pas compté les coups.

    “ Et dire que je ne savais pas… ”

    Et, à nouveau, elle plonge dans la lecture.

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  • Le dernier mot (17)

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    À présent, elle s'attaque au tiroir droit, mais la serrure est verrouillée, alors la vieille se met en rogne.

    “ Ah le vaurien, il a bouclé son bureau ! Et même à double tour… Mais il ne l'emportera pas au paradis… ”

    Plongeant la main dans une poche de son tablier, elle en retire un tournevis avec lequel elle fait sauter la serrure.

    “ Rien ne résiste à la Thérèse, car elle est pleine de ruse, elle a toujours le dernier mot… ”

    Le tiroir est rempli de paperasse, de factures, de cartes postales, que la vieille fait tomber dans la poubelle, sans même les regarder.

    Plus loin, il y a un cahier à spirales avec une étiquette blanche, sur lequel le vieil homme a écrit : ÉPITAPHES.

    Intriguée, la vieille se met à lire.

    Les pages en sont couvertes de citations latines, hébreuses, italiennes, allemandes, avec leur traduction en-dessous, et parfois quelques lignes de commentaires : visiblement, le philosophe a rassemblé au fil des jours les phrases qui ont marqué ses lectures, ses promenades, ses réflexions.

    Elle feuillette le cahier d'un œil distrait, puis va directement vers les dernières pages :

     

    RERUM COGNOSCERE CAUSAS

    (il faut apprendre la nature des choses)

    pas mal, mais ça fait prétentieux,

    et puis les gens vont rire

     

    VITAM IMPENDERE VERO

    (consacrer sa vie à la vérité)

    pas mal non plus

    mais quand ils auront lu mes confessions

    c'est-à-dire le roman de ma vie,

    j'en connais qui vont rigoler

    (et ils n'auront pas tort)

     

    Non.

    Il faudrait quelque chose de plus direct.

    En français, et avec des mots simples.

    Pour que tout le monde comprenne.

    Même les enfants, les femmes et les hommes politiques.

    (Même Thérèse.)

     

    Quelque chose comme : LA PAIX

    C'est discret et ça ne fait pas prétentieux.

    Oui, mais qu'est-ce que ça veut dire ?

     

    Est-ce que ça veut dire JE VEUX LA PAIX ?

    (autrement dit : FOUTEZ-MOI LA PAIX)

    ce qui peut sembler agressif,

    même à ceux qui me veulent du bien.

     

    Ou alors JE SUIS DANS LA PAIX ÉTERNELLE ?

    (ce qui veut dire j'ai ma conscience pour moi,

    l'Éternel est assis à ma droite,

    et puis je vous emmerde)

     

    That is the question.

     

    Non, il faut encore plus simple, encore plus percutant

     

    Quelque chose comme :

    J'AIMERAIS QU'ON M'OUBLIE

     

    oui voilà j'ai trouvé

     

    OUBLIEZ-MOI

     

    La vieille referme le cahier avec effarement.

    “ Mon Dieu je ne peux pas montrer tout ça aux autres, ils vont penser qu'il a perdu la bille, mon bonhomme, et que c'est de ma faute, alors au feu le carnet à spirale, et pour l'inscription sur la tombe on verra au dernier moment, je trouverai bien une bafouille à graver dans le marbre, quelque chose comme : ICI REPOSE L'HOMME DE LA NATURE ET DE LA VÉRITÉ, parfaitement, c'est tout simple et ça a de la gueule, pas comme ces phrases en chinois avec plein de mots tordus qui vous font mal à la tête… Heureusement que je suis là pour m'occuper de tout : la vie, la mort, les livres et les images, parce qu'autrement je me demande où tout ça finirait… Oui, si l'on veut passer à la postérité il faut soigner son image et ses dernières paroles : simplicité et efficacité, c'est le secret de la vie éternelle… ”

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