La vieille a refermé le manuscrit.
Les coudes appuyés sur la table, elle sanglote sans pouvoir s'arrêter.
Elle pleure de longues minutes, absente au monde qui l'entoure, et elle ne bouge pas.
Enfin, elle se tourne vers la fenêtre.
“ Quel livre, mon ami ! ”
Seul le chant des oiseaux lui répond.
“ Mon ami ? ”
Elle répète plusieurs fois son appel, d'une voix un peu tremblante, mais les mots lui reviennent en écho.
“ Vous m'entendez, mon ami ? ”
Alors elle se décide à se lever.
Son corps est lourd, ses membres sont engourdis par la longue lecture, mais elle se traîne quand même jusqu'au fauteuil.
Les mains posées sur l'accoudoir, les yeux grands ouverts, le vieil homme semble sourire.
Or, quand elle veut la toucher, la tête de l'homme s'affaisse.
“ Dieu du ciel ! Voilà-t-y pas autre chose… ”
Avec sa main, la vieille redresse la tête du vieillard, mais aussitôt la tête retombe.
Elle recommence : la tête roule de l'autre côté.
Elle prend la main de l'homme, qui est tiède et douce encore, et elle l'embrasse.
“ Allons, mon ami ! Réveillez-vous… ”
Mais il ne bouge pas.
Ses yeux sont toujours grands ouverts. Un peu de sang coule de sa bouche.
Alors en pleurant la vieille lui ferme les yeux.
Puis elle va s'asseoir sur le lit, en traînant la jambe, car brusquement toute la fatigue du monde est tombée sur elle, oui, d'un coup, et elle reste comme assommée, le souffle court, la poitrine soulevée par des spasmes.
Enfin, mais c'est un siècle après, la vieille se lève et retourne vers la chaise. Elle passe la main dans les cheveux de l'homme. Elle essuie le sang au coin des lèvres. Elle ôte la couverture dans laquelle il était enroulé.
Soigneusement, elle pose la couverture sur le lit pour la plier, puis elle va la porter dans l'armoire.
Tout est propre : des sachets de lavande parfument les draps et les vêtements sont bien rangés.
“ C'est le moment… ”
D'un pas pesant, elle se dirige vers le téléphone, décroche le récepteur, compose un numéro.
Mais brusquement elle change d'avis et raccroche l'appareil.
“ D'abord il faut penser à moi… ”
Elle va jusqu'au miroir, s'assied, se regarde dans la glace.
“ Oui, me faire belle pour tout à l'heure ! Car maintenant c'est moi qui mène les opérations… Eh oui, toute seule à bord, ma petite Thérèse ! Enfin c'est l'heure de gloire ! ”
Lentement, elle peigne ses cheveux, puis les attache dans une manière de chignon au-dessus de sa tête.
“ Parfait, sourit-elle, ça fait deuil élégant… ”
La vieille se masse le visage, longuement, avec de la crème hydratante, puis elle se met du fond de teint.
“ Pas trop quand même ! Autrement ça fait club Med et retour de vacances… Ça n'est pas bon pour ton image ! ”
Elle met du rouge sur ses pommettes, puis elle dessine un trait noir autour de ses yeux.
“ Mm, parée pour le combat, ma petite Thérèse ! Comme l'Amazone… ”
Enfin, elle peint ses lèvres d'un beau rouge sang, met des boucles d'oreilles, un collier d'ambre autour du cou.
Elle se regarde à nouveau dans la glace, sous tous les angles, et longuement, tellement elle est contente de sa métamorphose.
“ Qui pourrait reconnaître la vieille Thérèse ? ”
Elle hausse les épaules.
“ Personne puisqu'elle n'existe plus ! Fini le ménage… Et fini les lessives qui vous brûlent les mains ! Fini les heures passées à la cuisine… Adieu Thérèse et bonjour Madame la veuve ! ”
La vieille frissonne d'excitation.
“ Eh oui chacun son tour ! Et ce soir c'est moi la vedette… ”
Elle regarde sa montre.
“ Mais allons-y, car ils sont des milliers dans le monde à attendre la nouvelle… ”
D'un pas léger, la vieille femme traverse la chambre, décroche le téléphone.
“ Bon surtout avoir l'air naturel, sans chichi ni flonflons… Des sanglots dans la voix, mais pas trop, parce ça fait forcé, qu'ils ne vont pas comprendre ce que tu dis… ”
Elle tousse un peu pour éclaircir sa voix.
“ Allô, Le Monde ? Passez-moi… ”
Après quelques secondes, la vieille ajoute, d'une voix larmoyante :
“ Jean-Jacques est mort… ”
Pour être sûre que l'autre, au bout du fil, a bien compris l'annonce, elle répète plusieurs fois.
“ Oui, JEAN-JACQUES EST MORT… ”
Ensuite elle raccroche l'appareil d'une main tremblotante, car l'impatience monte en elle, plus grande à chaque seconde, et cela fait battre son cœur.
“ Moi enfin ! MOI SEULE… ”
Une dernière fois, elle regarde autour d'elle pour voir si tout est bien en place.
“ Nickel, ma petite veuve, tout brille comme un sou neuf… ”
Elle retourne vers le lit, tend les draps, efface les plis de l'oreiller.
“ Tout est paré pour l'embaumement ! Les caméras, les flashes, les projecteurs… Et moi au milieu de l'image… MOI ! Comme une reine ! ”
Elle a de nouveau les yeux secs.
Brusquement, elle esquisse un petit pas de danse au bras d'un cavalier invisible et tourne autour du fauteuil où repose le grand homme.
Allons danser sous les ormeaux
Allons danser, belles fillettes
Allons danser sous les ormeaux
Au son du fifre et des chalumeaux…
Toujours dansant et virevoltant sur elle-même, la vieille s'est rapprochée du bureau, puis elle a pris le gros manuscrit dans ses bras et elle s'est remise à danser encore plus joyeusement, en fredonnant à pleine voix.
Elle a tourné ainsi plusieurs minutes, les yeux mi-clos, en serrant le livre contre ses seins puis, brusquement, elle s'est arrêtée devant l'âtre et, avec un geste théâtral, elle a jeté le manuscrit au feu.
Alors, face aux flammes qui crépitent, des flammes vertes et rouges, et jaunes, et violettes, la vieille a éclaté de rire.