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Le dernier mot (18)

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Du tiroir grand ouvert, la vieille sort un trognon de pomme, un dictionnaire de botanique, une boîte de chocolats à l'armagnac, un vieil oignon, un agenda truffé de cartes de visite, un pot de miel, des coupures de journaux.

“ Mon Dieu où c'est qu'il a caché son manuscrit ? ”

Elle a vidé le contenu dans la poubelle, puis s'est agenouillée et cherche à tâtons vers le fond du tiroir.

Soudain, sa main rencontre un objet lourd et mince, coincé entre les lames du bureau.

“ Ça y est, ma petite Thérèse ! Tu le tiens… ”

Elle pose le manuscrit sur la table : il est enveloppé dans un porte-documents noir, sans titre, sans nom d'auteur.

La vieille s'assied, car ses mains tremblent, comme ses jambes, et elle a le vertige.

Elle ouvre le dossier, en retenant son souffle, puis elle commence à lire.

Voici le troisième livre de mes confessions…

De temps à autre, la vieille ponctue sa lecture de petits grognements, de soupirs, de ricanements.

“ Par sainte Thérèse… ”

Elle s'arrête un instant, les yeux dans le vague, puis reprend aussitôt sa lecture, comme si une force l'attirait dans le livre.

“ Il a osé… ”

Elle a tourné la page, et déjà son doigt a repris le chemin de la ligne, fidèlement, comme un aveugle accroché à son bâton.

“ Mon Dieu… ”

L'écriture est serrée, sans rature et sans tache, d'une clarté diabolique, comme si le texte avait été dicté à la main qui l'avait écrit.

Mais c'est l'écriture du vieil homme : les derniers mots de sa philosophie.

“ Quel talent ! ”

Vers la fenêtre, un sifflement a retenti, comme tout à l'heure, mais la vieille n'a pas entendu, parce qu'elle est sourde, et puis qu'elle est trop absorbée par ce qu'elle lit.

“ C'est pas possible… ”

Très lentement, dans la belle lumière de l'été, elle tourne les feuillets et son doigt court sur la page.

Et plus elle lit, plus elle tremble, mais ce n'est pas la peur…

L'impatience plutôt, et le désir d'aller au dernier mot, là-bas, tout au bout de la ligne, puis de tourner la page, encore une fois, et de recommencer sa folle poursuite.

“ Quel diable d'homme ! ”

Un nouveau cri s'est fait entendre.

La vieille a levé les yeux, des yeux pleins de brouillard et de larmes, puis elle a continué sa lecture, comme si de rien n'était.

“ Il n'a jamais rien écrit d'aussi beau… ”

Vers la fenêtre, le cri est devenu un chuintement très faible, puis une sorte de toux, rauque et sifflante, puis un silence entrecoupé de hoquets, comme un râle d'enfant…

Puis plus rien.

“ Mais aussi quel scandale ! ”

Dans la chambre, le soleil donne toute sa chaleur.

Des oiseaux chantent dans ses arbres : c'est un nouveau jour qui commence.

La vieille lit en maugréant, son index noirci d'encre.

Elle bute sur les mots comme sur des portes fermées, mais ça ne fait rien, elle continue sa lecture, imperturbable, et toujours de l'avant.

Personne ne lit mieux qu'elle.

Personne ne connaît la vie du grand homme aussi bien qu'elle et pourtant à chaque page elle est surprise, elle s'exclame, elle lève les yeux au ciel.

“ Un tel génie ! ”

Au loin, une cloche a sonné, mais la vieille n'a pas compté les coups.

“ Et dire que je ne savais pas… ”

Et, à nouveau, elle plonge dans la lecture.

Lien permanent Catégories : rousseau

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