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  • Délicieuses morsures (Luc Jorand)

    Unknown-1.jpegLuc Jorand est un grand voyageur. De ses séjours en Chine, en Russie, en Bretagne, à Genève, il a ramené une douzaine de nouvelles, qui sont autant de joyaux, et qu'il a eu la bonne idée de rassembler sous le titre Morsures*, car le style de Luc Jorand est à la fois érudit et mordant. Un vrai bonheur de lecture.

    Tout commence, comme chez Jean de la Fontaine, par une fable animalière où un vieux hibou rencontre une ratte, puis une paonne, puis un putois, puis une truie, etc. Nous sommes ici dans une basse-cour qui ressemble à la ferme des animaux d'Orwell, et Jorand, en ironiste voltairien, en tire une leçon exemplaire…

    IMG_6524.jpgDe Genève, où il a longtemps vécu (il vit désormais à Besançon), Luc Jorand a tiré cinq nouvelles, parfois de brèves satires mondaines (une inauguration, un barbecue, un sapin de Noël servent de prétextes à de savoureux tableaux sociaux), et parfois une longue nouvelle policière. On se laisse prendre sans résistance par ce « Meurtre aux Délices » qui conte l'assassinat, dans le jardin de l'Institut Voltaire, d'un ancien professeur d'Université, grand collectionneur de manuscrits de Voltaire et Rousseau. Sous des noms à peine cryptés, on reconnaît plusieurs personnalités genevoises et quelques grands noms de la bibliophilie internationale (dont le fameux Gérard Lhéritier, fondateur de la société Aristophil). L'enquête est palpitante, l'intrigue bien menée et le dénouement aussi surprenant que possible.

    Avec la section « Fausses nouvelles », Jorand change de ton et aborde des thèmes sans doute plus intimes, ou personnels, comme la mort de son père, ou son séjour en Chine. Mais c'est dans un texte plus long, encore une fois, intitulé « Fausse route », que Jorand déploie toute l'étendue de son talent. Il s'agit d'une longue errance en voiture, dans la campagne française, où les souvenirs, heureux et malheureux, déferlent sur le narrateur, comme la pluie s'abat sur le pare-brise de sa voiture. On pense à Proust, pour la somptuosité de ces phrases en lacets, ou à Quignard qui évoquait lui aussi, dans les dédales de la mémoire, l'afflux des souvenirs perdus. « Il revit ce jeune garçon déambuler avec son père, près de la salle des fêtes, de retour d'une soirée électorale. Il se vit lui-même, tel qu'il n'aurait pas voulu se voir, tel qu'il était tous les matins, chaque jour. Il s'en voulait parfois de sa niaiserie, de son manque d'à-propos. Il avait toujours manqué les moments essentiels. » Dans ce texte qui épouse parfaitement tous les méandres de l'écriture, Jorand retarde l'échéance finale, fatale. Le narrateur évoque ici avec tendresse (et désarroi) la femme qu'il a épousée, qu'il ne comprendra jamais et qui l'attend chez lui, tout au bout du chemin.

    Dans cette même veine, les deux dernières nouvelles de Morsures évoquent des amours perdues, sitôt qu'entrevues. Le style de Jorand s'y déploie avec bonheur. Voltaire s'efface devant Rousseau, et Candide devant Les Confessions ou les Rêveries du Promeneur solitaire. Mais le plaisir de lecture est le même. Il faut se laisser mordre par ces Morsures !

    * Luc Jorand, Morsures, éditions de La Ligne d'Ombre, 2019.

  • L'année Rousseau

    images-2.jpegNé à Genève, il y a 300 cents ans, et mort en France, à Ermenonville, en 1778 (avec un passeport prussien !), Jean-Jacques Rousseau aura mené la vie d’un vagabond, tantôt adulé par les grands de ce monde et tantôt pourchassé pour ses idées progressistes. On se souvient que sa bonne ville natale, à l’exemple de Paris, a brûlé deux de ses livres, L’Émile et Le Contrat social, sur la place publique, en 1762. Il a refusé les honneurs et les compromissions. Il s’est battu, sa vie durant, pour son indépendance irréductible. Il a aimé des marquises et des comtesses, mais a passé trente ans avec Thérèse Levasseur, une blanchisseuse qui ne savait ni lire, ni écrire, selon la légende, et qu’il a épousée, lui, l’adversaire farouche des conventions.

    L’année qui se termine aura été l’année Rousseau. Publications et republications (dont l’œuvre complète en version numérique chez Slatkine). Colloques. Pièces de théâtre. Opéras. Films et téléfilms. N’en jetez plus, la cour est pleine ! Il y aura eu à boire et à manger dans cette frénésie commémorative. images-4.jpegDu bon, et même du très bon, comme le livre de Guillaume Chevevière, Rousseau, une histoire genevoise (Labor et Fides), et la pièce de Dominique Ziegler, Le trip Rousseau. images-3.jpegUn opéra plutôt moyen : JJR (Citoyen de Genève). Une série de courts métrages : La faute à Rousseau, où le meilleur côtoyait très souvent le pire. Mais Rousseau n’était-il pas l’adversaire acharné du spectacle ?

    Moi qui ai eu la chance de parler de Rousseau à New York, à Paris et en Californie, j’ai pu me rendre compte de l’extraordinaire actualité de sa pensée, qu’elle soit politique (elle a influencé le mouvement Occupy Wall Street et celui des Indignés), pédagogique (on lit encore L’Émile dans tous les instituts de formation des maîtres), musicale ou botanique (on considère Jean-Jacques comme le précurseur de l’écologie). Sans parler, bien sûr, de son influence littéraire. Son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, a fait pleurer des générations de lectrices. Et les Confessions, chef-d’œuvre d’introspection rusée, a montré la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui l’autofiction, représentée par Annie Ernaux, Delphine de Vigan ou Christine Angot.

    images-6.jpegCette année aura été également celle de Jean Starobinski, écrivain et critique genevois qui vient de fêter ses 92 ans et de publier, coup sur coup, trois livres extraordinaires. L’un sur Rousseau*, le deuxième sur Diderot** et le dernier sur l’histoire de la mélancolie***. Que serait Jean-Jacques sans Staro, comme l’appelaient ses étudiants ? Le professeur genevois a contribué, comme nul autre, à faire (mieux) connaître, la pensée de Rousseau : l’importance du regard dans son œuvre, son désir constant de transparence, ses ruses pour séduire ses contemporains tout en les accusant, son tempérament mélancolique.

    Oui, il faut relire Rousseau, tous les jours, comme Starobinski nous le conseille : c’est une mine, un trésor d’humanité, de liberté et de poésie.

    * Jean Starobinski, Accuser et séduire, Gallimard, 2012.

    ** Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Gallimard, 2012.

    *** Jean  Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Le Seuil, 2012.


  • Le dernier mot (19 et fin)

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    La vieille a refermé le manuscrit.

    Les coudes appuyés sur la table, elle sanglote sans pouvoir s'arrêter.

    Elle pleure de longues minutes, absente au monde qui l'entoure, et elle ne bouge pas.

    Enfin, elle se tourne vers la fenêtre.

    “ Quel livre, mon ami ! ”

    Seul le chant des oiseaux lui répond.

    “ Mon ami ? ”

    Elle répète plusieurs fois son appel, d'une voix un peu tremblante, mais les mots lui reviennent en écho.

    “ Vous m'entendez, mon ami ? ”

    Alors elle se décide à se lever.

    Son corps est lourd, ses membres sont engourdis par la longue lecture, mais elle se traîne quand même jusqu'au fauteuil.

    Les mains posées sur l'accoudoir, les yeux grands ouverts, le vieil homme semble sourire.

    Or, quand elle veut la toucher, la tête de l'homme s'affaisse.

    “ Dieu du ciel ! Voilà-t-y pas autre chose… ”

    Avec sa main, la vieille redresse la tête du vieillard, mais aussitôt la tête retombe.

    Elle recommence : la tête roule de l'autre côté.

    Elle prend la main de l'homme, qui est tiède et douce encore, et elle l'embrasse.

    “ Allons, mon ami ! Réveillez-vous… ”

    Mais il ne bouge pas.

    Ses yeux sont toujours grands ouverts. Un peu de sang coule de sa bouche.

    Alors en pleurant la vieille lui ferme les yeux.

    Puis elle va s'asseoir sur le lit, en traînant la jambe, car brusquement toute la fatigue du monde est tombée sur elle, oui, d'un coup, et elle reste comme assommée, le souffle court, la poitrine soulevée par des spasmes.

    Enfin, mais c'est un siècle après, la vieille se lève et retourne vers la chaise. Elle passe la main dans les cheveux de l'homme. Elle essuie le sang au coin des lèvres. Elle ôte la couverture dans laquelle il était enroulé.

    Soigneusement, elle pose la couverture sur le lit pour la plier, puis elle va la porter dans l'armoire.

    Tout est propre : des sachets de lavande parfument les draps et les vêtements sont bien rangés.

    “ C'est le moment… ”

    D'un pas pesant, elle se dirige vers le téléphone, décroche le récepteur, compose un numéro.

    Mais brusquement elle change d'avis et raccroche l'appareil.

    “ D'abord il faut penser à moi… ”

    Elle va jusqu'au miroir, s'assied, se regarde dans la glace.

    “ Oui, me faire belle pour tout à l'heure ! Car maintenant c'est moi qui mène les opérations… Eh oui, toute seule à bord, ma petite Thérèse ! Enfin c'est l'heure de gloire ! ”

    Lentement, elle peigne ses cheveux, puis les attache dans une manière de chignon au-dessus de sa tête.

    “ Parfait, sourit-elle, ça fait deuil élégant… ”

    La vieille se masse le visage, longuement, avec de la crème hydratante, puis elle se met du fond de teint.

    “ Pas trop quand même ! Autrement ça fait club Med et retour de vacances… Ça n'est pas bon pour ton image ! ”

    Elle met du rouge sur ses pommettes, puis elle dessine un trait noir autour de ses yeux.

    “ Mm, parée pour le combat, ma petite Thérèse ! Comme l'Amazone… ”

    Enfin, elle peint ses lèvres d'un beau rouge sang, met des boucles d'oreilles, un collier d'ambre autour du cou.

    Elle se regarde à nouveau dans la glace, sous tous les angles, et longuement, tellement elle est contente de sa métamorphose.

    “ Qui pourrait reconnaître la vieille Thérèse ? ”

    Elle hausse les épaules.

    “ Personne puisqu'elle n'existe plus ! Fini le ménage… Et fini les lessives qui vous brûlent les mains ! Fini les heures passées à la cuisine… Adieu Thérèse et bonjour Madame la veuve ! ”

    La vieille frissonne d'excitation.

    “ Eh oui chacun son tour ! Et ce soir c'est moi la vedette… ”

    Elle regarde sa montre.

    “ Mais allons-y, car ils sont des milliers dans le monde à attendre la nouvelle… ”

    D'un pas léger, la vieille femme traverse la chambre, décroche le téléphone.

    “ Bon surtout avoir l'air naturel, sans chichi ni flonflons… Des sanglots dans la voix, mais pas trop, parce ça fait forcé, qu'ils ne vont pas comprendre ce que tu dis… ”

    Elle tousse un peu pour éclaircir sa voix.

    “ Allô, Le Monde ? Passez-moi… ”

    Après quelques secondes, la vieille ajoute, d'une voix larmoyante :

    “ Jean-Jacques est mort… ”

    Pour être sûre que l'autre, au bout du fil, a bien compris l'annonce, elle répète plusieurs fois.

    “ Oui, JEAN-JACQUES EST MORT… ”

    Ensuite elle raccroche l'appareil d'une main tremblotante, car l'impatience monte en elle, plus grande à chaque seconde, et cela fait battre son cœur.

    “ Moi enfin ! MOI SEULE… ”

    Une dernière fois, elle regarde autour d'elle pour voir si tout est bien en place.

    “ Nickel, ma petite veuve, tout brille comme un sou neuf… ”

    Elle retourne vers le lit, tend les draps, efface les plis de l'oreiller.

    “ Tout est paré pour l'embaumement ! Les caméras, les flashes, les projecteurs… Et moi au milieu de l'image… MOI ! Comme une reine ! ”

    Elle a de nouveau les yeux secs.

    Brusquement, elle esquisse un petit pas de danse au bras d'un cavalier invisible et tourne autour du fauteuil où repose le grand homme.

     

    Allons danser sous les ormeaux

    Allons danser, belles fillettes

    Allons danser sous les ormeaux

    Au son du fifre et des chalumeaux…

     

    Toujours dansant et virevoltant sur elle-même, la vieille s'est rapprochée du bureau, puis elle a pris le gros manuscrit dans ses bras et elle s'est remise à danser encore plus joyeusement, en fredonnant à pleine voix.

    Elle a tourné ainsi plusieurs minutes, les yeux mi-clos, en serrant le livre contre ses seins puis, brusquement, elle s'est arrêtée devant l'âtre et, avec un geste théâtral, elle a jeté le manuscrit au feu.

    Alors, face aux flammes qui crépitent, des flammes vertes et rouges, et jaunes, et violettes, la vieille a éclaté de rire.

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