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rousseau - Page 4

  • Le dernier mot (12)

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    “ Mon Dieu cette fois c'est la fin ! Il a déjà un pied dans la tourbe, mon bonhomme, et il ne sait plus ce qu'il dit… ”

    Avec son mouchoir, elle éponge le front du vieil homme.

    “ Ah quelle calamité que l'écriture, toute une vie à noircir du papier, je vous demande bien à quoi ça sert ? Et les ratures, et les colères, et les repentirs, et les angoisses, c'est une torture de chaque jour, et la nuit c'est pareil parce que le tourment continue, les mots défilent dans l'ombre, il faut les attraper, et après celui-là cet autre, et après cet autre-là un autre encore, et les phrases s'enchaînent, les petits mots font des grands paragraphes, et les paragraphes des chapitres, et les chapitres… ”

    Elle essuie les cheveux collés par la sueur.

    “ Et au matin tout engourdi par sa nuit blanche il me disait allons, ma fille, il nous faut travailler, et nous nous installions dans le jardin sous un grand saule avec une cruche de café brûlant et des tartines de confiture (car le matin il ne mange rien d'autre, mon bonhomme, et il ne peut pas travailler l'estomac vide) et là il commençait à me dicter, oui, tout le travail de la nuit, et pour moi c'est une nouvelle torture qui commençait car je faisais des fautes, et il parlait trop vite, et je n'arrivais pas à suivre sa pensée, car je n'ai jamais été à l'école, par sainte Thérèse, pas le temps d'apprendre ces choses-là, non l'écriture c'est lui qui m'a appris, comme tout le reste, en s'énervant d'ailleurs parce que ça ne voulait pas entrer dans ma pauvre caboche, tous ces mots, ces signes, tout ce vent, c'est comme les chiffres, il a voulu aussi m'apprendre à compter, mais rien à faire, c'est resté du chinois et je ne sais toujours pas faire une addition, et un et un font un, et si on rajoute encore un eh bien cela fait toujours un, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps, pas moyen d'en sortir, c'est comme pour les horloges, toutes ces aiguilles qui bougent sans cesse et qui se croisent, ça vous embrouille les idées, et moi je n'ai jamais su lire l'heure, et croyez-moi je ne me porte pas plus mal… ”

    Le vieil homme a fermé les yeux.

    “ Bon où est-ce que j'en étais moi ? ”

    Elle se gratte le crâne.

    “ Ah oui les livres quelle torture, tous les jours que Dieu fait à reprendre l'écriture de la nuit, à traduire ses visions, à revivre ses rêves, à éloigner ses cauchemars, car chez lui tout se passe quand il dort, ou plutôt quand il fait semblant de dormir, car il ne rêve que d'un œil, mon bonhomme, il a besoin de l'ombre pour se reposer, mais il reste à l'affût comme une bête curieuse, il écoute, il renifle, il guette les fantômes, comme maintenant, je suis sûre que si je l'appelais, il me répondrait tout de suite ! Essayons voir… ”

    Elle se penche vers son oreille.

    “ Vous dormez, mon ami ? ”

    Aussitôt le vieillard lève la tête.

    “ Bien sûr que non, Thérèse ! J'étais en train d'écrire…

    — Ça ne s'arrêtera donc jamais ?

    — Hélas, ma fille, j'ai tant de choses à dire encore…

    — Mais vous allez…

    — Mourir, je sais ! Mais même mort je continuerais à écrire… ”

    Elle se baisse et passe son balais sous le lit.

    “ Allons, reposez-vous au lieu de dire des bêtises ! ”

    Avec le bout de son balais, elle pêche un livre, puis une cuvette en émail, un vieux morceau de saucisson, des partitions volantes, quelques fondants à demi entamés.

    “ C'est pas croyable le bric-à-brac qu'on peut accumuler dans une vie ! Tous ces livres, ces machins inutiles… Heureusement que je suis là pour faire de l'ordre, car le ménage personne n'en parle, mais dans la vie c'est important, une femme à tout faire, parfaitement, et ce n'est pas ses demoiselles avec plein de rubans dans les cheveux qui auraient pu tenir un ménage, ah ça non, parce que trop délicates, teint de rose et mains trop fragiles, tandis que moi je suis indestructible, par sainte Thérèse, cinq enfants, des tourments à n'en plus compter, et des voyages, et des déménagements, et des humiliations, une vraie vie de bête en somme, mais toujours debout, parfaitement, silencieuse et debout, et attendant la fin de cette histoire avec un drôle de petit sourire en coin parce qu'alors ça va barder, c'est moi qui vous le dis ! Un sacré coup de torchon ! D'abord les journalistes, puis l'héritage, ensuite liquidation du vieux fonds de commerce, rien ne va plus, par ici la monnaie, et puis salut la compagnie et en route pour Ibiza, parfaitement, une petite hacienda avec piscine et salle de fitness (il n'est jamais trop tard pour se reprendre en main) avec un beau jeune homme pour me montrer les exercices, un entraîneur rien que pour moi comme Sharon Stone, alors vraiment ça sera la belle vie, plus de livres, plus de misère, plus de persécution, comme qui dirait la vie sauvage quoi, on recommence tout à zéro et permettez-moi de vous dire que ce n'est pas plus mal…

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  • Le dernier mot (11)

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    “ Thérèse… ”

    La vieille a sursauté.

    “ Je suis là, mon ami… ”

    Il a tourné la tête et il l'a regardée longtemps, avec des yeux étranges, comme s'il ne la reconnaissait pas.

    “ Thérèse…

    — Quoi encore ?

    — J'ai peur… ”

    Alors la vieille s'est traînée vers le lit et elle a pris la main de l'homme.

    “ Allons, mon ami, ce n'est rien… ”

    Son visage est couleur de cire et ses lèvres, encadrées par deux traits profonds qui sillonnent le bas des pommettes, frémissent toutes seules.

    “ Thérèse…

    — Calmez-vous, mon ami !

    — Promets-moi de veiller au grand Livre…

    — Quel livre ?

    — Tu sais bien… Le livre de ma vie… La troisième partie des Confessions…

    — Ah bon je croyais…

    — Il ne faut pas qu'il tombe en de mauvaises mains, Thérèse ! Mes ennemis sont si nombreux, si puissants, si bien introduits dans les sphères du pouvoir… Et mon livre est plein de poison !

    — Du poison, mon ami ?

    — Oui, le poison de la vérité ! J'y révise toutes mes théories sur l'homme et la nature, le bon sauvage, les méfaits de la civilisation… Et tout le monde va en tomber par terre !

    — Pourquoi donc ?

    — D'abord je commence par un aveu…

    — Un aveu ?

    — Que je me suis trompé, Thérèse…

    — Vous tromper, vous ? Comment est-ce Dieu possible…

    — Oui, sur toute la ligne ! ”

    Il siffle entre ses dents.

    “ L'homme est mauvais, dès le départ, Thérèse, et définitivement…

    — Mais vous avez toujours soutenu le contraire !

    — C'était le seul point faible de mon système…

    — Oh la la, mais alors ça change tout !

    — En effet, ma fille ! C'est pourquoi j'ai entrepris ce troisième livre, qui sera mon grand Livre… ”

    La vieille plisse le front.

    “ Mais alors si votre homme est mauvais…

    — C'est la société qui est bonne, Thérèse, exactement ! Je dirais même que sa seule chance de s'amender — c'est-à-dire d'aller vers le Bien — réside dans la civilisation : les Lois, la Culture, la vie en société…

    — Ça alors !

    — Il faut légiférer, Thérèse ! Sans cesse de nouvelles lois… Des lois sur tout : l'abus d'alcool, la protection de la nature, le harcèlement sexuel, le viol et le chômage (qui sont souvent liés), le tabac, les voitures, l'utilisation des engrais, le célibat des prêtres, les banques de sperme…

    — Ça fait beaucoup de lois, mon ami…

    — Qu'importe ! Il y va de l'avenir de l'homme… ”

    La femme se gratte le crâne.

    “ Mais la nature alors ? Cette bonne et sainte nature que vous avez tant célébrée…

    — À la poubelle, Thérèse, comme tout le reste ! Car enfin je me suis trompé…

    — À la poubelle ?

    — Oui, rien de plus pernicieux, au fond, que ces forêts propices à tant d'épanchements stupides… Et ces lacs ! Et ces montagnes ! Et ces rivières qui nous inspirent tant de molles rêveries…

    — Mais vous-même…

    — J'étais aveugle, Thérèse ! Et puis je me suis laissé guider par mon cœur, qui est le pire guide qui soit…

    — Ah bon là aussi vous avez retourné votre veste ?

    — Un philosophe ne retourne pas sa veste, Thérèse, il évolue…

    La vieille le regarde, la bouche ouverte ; l'homme poursuit.

    “ Donc tout reprendre à zéro, mais à l'envers, si l'on peut dire. Dans son essence, la nature est mauvaise, hostile, stupide, il faut l'exterminer !

    — L'exterminer ?

    — Oui, ma fille. Peux-tu me dire ce qu'il y a de plus bête que le Cervin, par exemple ? Quelques tonnes de rocher avec un peu de neige dessus…

    — Mais je croyais…

    — Rasons les Alpes, Thérèse ! Et le forêts ! Et les collines… Comme ça enfin nous pourrons voir la mer ! ”

    La vieille semble effarée.

    “ Et notre homme dans tout ça ?

    — Il n'est rien, ma fille. Un chiffre, un code d'accès sur Internet… Un nom gravé sur une croix… Autant dire : RIEN !

    — Par sainte Thérèse, vous me faites peur !

    — Ma grande erreur, il y a longtemps, ce fut de croire qu'il existait, mais j'en suis revenu !

    — Quoi ! L'homme n'existe pas ?

    — Il existe, ma fille, mais comme une sorte de chaînon aveugle, insignifiant, interchangeable ! Et en lui-même il n'a pas de valeur…

    — Ça alors !

    — Je vois l'humanité comme une fourmilière, avec des milliards de petits insectes qui œuvrent ensemble pour le bien commun, mais sans le savoir, sans le vouloir, et dans l'ombre. Ils se tuent au travail, mais ils adorent ça. Ils sifflent toute la journée, comme les nains de la chanson. Ils mangent tous la même nourriture (mettons du steak haché avec des frites) et ils écoutent la même musique (du rap, de la techno). Souvent les deux ensemble d'ailleurs. Ils ne lisent plus parce qu'ils n'ont plus le temps. Ils vont au cinéma une fois par semaine pour voir toujours le même film (avec Kevin Kostner et Pamela Anderson). Ils ne vont plus à l'opéra, ni au théâtre, parce qu'ils trouvent ça ridicule, et qu'il n'y a pas de poursuite en voiture. Ils passent toutes leurs soirées devant la télévision, car ils ont peur de sortir. Et ils n'achètent plus de journaux parce que le monde ne les intéresse pas, et que d'ailleurs les journaux sont pleins de mensonges…

    — Quel tableau, mes aïeux !

    — La simple vérité ! Mais tout cela est dans mon Livre… ”

    Il essaie de sourire, mais une quinte de toux remplit ses yeux de larmes.

    Alors il se recouche, sans un mot, en grimaçant sous la douleur.

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  • Le dernier mot (10)

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    Elle est allée vers l'étagère, a passé son torchon sur les pots de tabac, les livres, les gobelets remplis de cure-dents, puis elle a attrapé un vieux bocal de confiture, caché derrière les livres, d'où elle a sorti une photographie.

    “ Ah ce n'est pas comme ma petite Julie… ”

    Sur la photo, une jeune femme en tablier, un bébé dans les bras, se tient devant une grande bâtisse, sans doute une grange ou un hangar. À ses côtés, un homme en bras de chemise mâchonne un brin de seigle, sa bêche à la main.

    “ En voilà une que je regrette d'avoir abandonnée ! Ah si tous les enfants étaient comme elle… ”

    Avec sa main elle ôte la poussière sur la photo.

    “ Elle aussi un beau jour elle est venue sans crier gare : c'était il y a cinq ans, elle venait de passer son bac écologie, ah comme elle était mignonne dans sa robe d'été avec ses cheveux longs et ses sabots, on s'est installé au jardin, bien tranquille, parce que mon homme était en Angleterre invité par un certain Hume pour une conférence, elle rougissait, elle faisait sa timide, et puis elle a sorti de son cabas un carton jaune avec une majuscule, un R immense, alors j'ai dit c'est pas possible, le cauchemar continue, celle-là aussi va me demander de l'argent et on va finir sur la paille… Mais pas du tout ! Très classe la petite ! Elle m'a dit qu'elle n'avait besoin de rien, qu'elle était seulement venue pour m'inviter à son mariage, j'ai fait ah bon tu te maries, elle a dit oui avec Émile, un paysan du Languedoc qui a des chèvres et des moutons et plein de cultures biologiques, c'est dans un mois alors je peux compter sur vous, j'ai dit ça va dépendre de mon bonhomme, elle m'a dit tu es bien assez grande pour décider toute seule, un jour il faut virer sa cutie, alors j'ai dit d'accord je viens, mais quel cadeau est-ce qu'il faut t'acheter, elle a dit pas de livres surtout, on en a plein les armoires et ça ne sert à rien, nous on veut du solide, une vache par exemple ou un taureau, j'ai dit oh la la c'est trop cher pour moi, mais je peux apporter une poule, elle a dit c'est OK pour la poule, alors à dans un mois… ”

    Elle sort d'autres photos, cachées dans la théière.

    “ Quel beau mariage c'était avec tous ces gens rassemblés dans la grange à danser au son de la mandoline et les mariés qui tournaient au milieu ! J'étais vraiment émue, par sainte Thérèse, parce que c'était comme dans ma jeunesse, et ma Julie était si belle, et puis Émile n'était pas mal non plus avec sa redingote si serrée que les boutons sautaient l'un après l'autre, et puis il y avait cet Anglais (Keith ou quelque chose comme ça) qui était le beau-père d'Émile, il m'avait invitée à valser et puis après on avait bu des verres, la piquette de là-bas qui fait tourner la tête, et mon Anglais m'avait emmenée dans l'étable, discrètement, au milieu des vaches qui ruminaient, et puis on avait fait ça sur la paille, oui plusieurs fois sur la paille, je me souviens, car il y a bien longtemps que ça ne m'était plus arrivé parce qu'avec mon bonhomme maintenant c'est fini, je veux dire ces choses-là, on a tiré un trait sur la question, d'ailleurs c'est pas plus mal parce que la dernière fois ça lui a pris des heures, parfaitement, avant comme qui dirait les choses sérieuses, mais non, pas de problème de ce côté avec l'Anglais, plusieurs fois dans la paille que je vous dis, avec les vaches qui nous chantaient une berceuse, c'était le paradis, dommage que nos enfants ne se marient pas tous les jours… ”

    Elle cache les photos dans un vieux pot de confiture.

    “ Et dire que mon bonhomme il ne les connaît pas, c'est bien dommage, car cette jeunesse ça vous met du baume sur le corps et des fois on en a besoin parce que la vie n'est pas drôle tous les jours, surtout avec le philosophe… ”

    Soudain, c'est un vertige, des ombres dansent devant ses yeux, elle est obligée de s'asseoir.

    “ Non la vie n'est pas rose tous les jours, c'est moi qui vous le dis, surtout quand je pense à François… ”

    Elle branle la tête.

    “ Ah celui-là non plus n'avait pas demandé à vivre, tout comme les autres, et cependant il est venu sans crier gare et au mauvais moment, c'était en 52 ou 53 je ne sais plus, juste après l'opéra de mon bonhomme, c'était l'hiver, il gelait dans les champs, j'étais grosse à nouveau et de nouveau on allait m'arracher mon petit, mais cette fois pas d'Assistance, la Criminelle l'a donnée à une paysanne en lui faisant promettre de ne jamais chercher à nous revoir, la bonne femme a dit oui et elle a empoché l'argent, et l'enfant a poussé comme il a pu, un peu dans tous les sens, et un jour il a demandé qui étaient ses parents, alors on lui a donné le fouet ou le harnais (ça dépendait de l'humeur du patron) et l'enfant n'a plus rien dit, il a même perdu l'usage de la parole et il est devenu sauvage, il maltraitait les bêtes, il se battait avec son maître, il passait ses dimanches à rêvasser au bord de l'eau, toujours tout seul, comme mon bonhomme, et un beau jour il n'est plus revenu, on l'a cherché partout dans la maison, près de l'étang, vers la rivière, finalement le maître a découvert son corps au fond d'un puits avec autour du cou un petit carton blanc et ce R majuscule tracé dessus au feutre rouge… ”

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