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rousseau - Page 3

  • Le dernier mot (15)

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    Dans sa chaise, le vieil homme a bougé (imperceptiblement, comme s'il voulait faire un signe) mais Thérèse n'a rien entendu.

    “ Voyons voyons qu'est-ce que c'est que ce truc ? ”

    Elle a sorti un gros dossier orange entouré d'un double élastique qu'elle a ouvert sur le plateau de la table.

    “ Mon Dieu qu'est-ce que je vais encore découvrir ? Avec cet homme on n'est jamais au bout de ses surprises, il est tout en contours, tout en secrets… ”

    Elle commence à lire.

     

    Ma chère Juliette

    Comme vos baisers me manquent !

    Et les caresses de votre main si douce…

    J'aimerais tant vous revoir, mais il faudra attendre un peu. Car tout le monde est à mes trousses et T. me surveille nuit et jour.

    Alors c'est moi qui vous ferai signe.

    En attendant, je baise votre petit cul chéri.

    Le satyre philosophe.

     

    Suffoquée, la vieille se laisse tomber dans une chaise.

    “ Comme ça il me trompait le vieux grigou ! Et avec une pétasse que je ne connais même pas… Comme quoi c'est pas joli joli la vie d'un écrivain, c'est moi qui vous le dis, il y a beaucoup d'ombre et pas beaucoup de lumière, heureusement que tout cela est terminé, et que sainte Thérèse va passer par là… ”

    D'un geste sec, elle referme la chemise puis, piquée par la curiosité, elle en extrait une autre lettre.

     

    L'autre soir, petite Manon, en infirmière tu étais parfaite…

    Le stéthoscope, les piqûres, puis la pommade de camphre : nom de Dieu quel plaisir !

    Si les autres savaient…

    Au fond, je suis un vieil épicurien.

    Rendez-vous à l'hôtel, comme d'habitude.

    Tes seins pointus me manquent.

    Ton F qui t'aime.

     

    La vieille se met à ricaner.

    “ Oh la la le vaurien ! Et il y en a des dizaines comme ça, des centaines toutes écrites à la main avec sa petite écriture de scribe, toutes secrètes, toutes scandaleuses… Mon Dieu cet homme est un satyre ! Trente ans que je couche avec lui et je n'ai rien deviné… Comme quoi l'homme est un sacré trou pour l'homme… ”

    Elle prend encore une autre lettre.

     

    Cette nuit, ma Lisa, tu es revenue me trouver avec tes yeux turquoise, tes cheveux noirs tressés de coquillages…

    Et tes seins au goût de café !

    Le résultat, tu l'imagines, et T. était furieuse…

    Oh je languis de te revoir en chair et en os. Rendez-vous au Jardin, donc.

    Mais cette fois, frappe moins fort, sinon je vais être obligé de revoir ma théorie du Bon Sauvage.

    Ton serpent amoureux.

     

    Éberluée, la vieille feuillette l'amas de lettres, certaines anciennes, d'autres récentes, postées du monde entier.

    “ Ah c'est du propre toute cette correspondance et j'en connais qui payeraient cher pour lire ça ! Oh oui les Arouet, Diderot et Consort, ils mouriraient de rire, mais je ne veux pas leur faire ce plaisir-là, ils nous ont déjà assez fait de mal à mon homme et à moi avec toutes leurs persécutions, alors non, rien à faire, ils peuvent crever mais ils n'auront rien de Thérèse, à présent c'est moi qui décide et c'est comme ça, les journalistes d'accord, et la télévision, mais rien pour ces dévoreurs de cadavre… ”

    Elle noue l'élastique autour du dossier.

    “ C'est vrai : à présent j'ai des responsabilités moi, par sainte Thérèse, je suis comme qui dirait la gardienne du tombeau, même s'il n'a pas encore cassé sa pipe, mon bonhomme (ce qui ne saurait plus tarder), c'est moi qui ai à décider de tout, gardienne du corps, gardienne des cendres, gardienne de la mémoire, et par ici les droits d'auteur… ”

    Elle jette les lettres dans le feu.

    “ Mais avant je vais faire de l'ordre et l'ordre ça me connaît, je veux une VIE EXEMPLAIRE, vous m'entendez, une vie sans honte et sans secret, alors comme j'ai nettoyé sa chambre je m'en vais nettoyer sa vie, parfaitement, avec mon balais et mon torchon, et pas plus tard que maintenant, tandis que mon bonhomme est en train de rêver au soleil, oui, une vie sans tache et sans histoire, une vie propre en ordre quoi, depuis le temps que ça me démange, je vais laver tout ça… ”

    Armée d'un tisonnier, la vieille remue la paperasse pour s'assurer que tout brûle bien.

    “ Au feu les amours du bonhomme ! Donc plus de preuves, plus d'existence… ”

    Elle regarde les flammes monter dans l'âtre.

    “ Et grâce à qui je vous demande ? Grâce à Thérèse la rôdeuse, l'exécutrice des basses œuvres… Thérèse au four et au moulin pendant trente ans et jamais un mot de travers ! Thérèse la gouvernante fidèle ! La lavandière et la putain ! La bonniche, l'infirmière, Thérèse l'amie et la consolatrice ! Thérèse qui l'a quitté trois fois et trois fois il l'a suppliée de revenir ! À genoux qu'il était le grand philosophe ! Et trois fois elle est revenue, Thérèse, et aujourd'hui c'est elle qui met le feu aux poudres, parfaitement, et qui nettoie les taches une fois de plus, la blancheur par les flammes ça la connaît, Thérèse la purificatrice… ”

     

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  • Le dernier mot (14)

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    “ Allons ma fille tu ne peux pas lui refuser ce plaisir minuscule à ton bonhomme, il va passer l'alarme à gauche, cette fois c'est fini… ”

    Elle jette une couverture sur les épaules du vieillard.

    “ Bon maintenant il faut que j'y retourne, pas le temps d'admirer le paysage, la mort c'est du sérieux… ”

    Elle se redresse, jette un coup d'œil sur la chambre, puis hausse les épaules.

    “ Le lit c'est fait, la cheminée et le piano aussi, la bibliothèque est présentable, mais il reste le bureau… ”

    Elle soupire.

    “ Jamais je n'y arriverai avec tout ce désordre, ce n'est pas une chambre d'écrivain ici, c'est un bordel, parfaitement, et je baise mes mots… ”

    C'est un bureau de chêne, vaste et rectangulaire, avec une lampe de Venise, des gobelets remplis d'agrafes et de crayons, un pot de gelée de groseilles, des coupures de journaux, une statuette du dieu Toth, des chocolats au kirsch, une invitation au congrès Lesbiennes et Postmodernisme, du courrier en retard, des dizaines de fleurs séchées, un dictionnaire ouvert, des fiches de toutes les couleurs, un jeu de cartes à jouer, des bâtonnets d'encens, une vieille gousse d'ail…

    “ Mon Dieu mon Dieu quelle quincaillerie ! Mais je m'en vais te nettoyer tout ça, par sainte Thérèse… À la poubelle tous ces fétiches, ces lettres qui n'arriveront jamais, cet herbier en désordre, ces ridicules moignons de texte, car maintenant ça va changer, c'est moi qui vous le dis ! Une vraie tornade blanche la Thérèse ! Trente ans qu'on vit dans un bordel, c'est le moment de réagir, et la mort croyez-moi c'est le meilleur moment pour faire de l'ordre, après on n'a pas le courage… ”

    Faisant une poche avec son tablier, elle la remplit de paperasse, puis elle se traîne jusqu'à la cheminée, verse tout dans le feu.

    Elle recommence son manège une fois, deux fois, dix fois, jusqu'à ce que le grand bureau soit vide.

    “ Ah c'est déjà mieux comme ça, avec un peu d'obstination on arrive à tout dans la vie, alors adieu brouillons et fleurs séchées, quand on est mort c'est pour longtemps, et puis c'est inutile, et d'ailleurs qui est-ce que ça intéresse à part les rats de bibliothèque ou les chercheurs de l'Université (c'est-à-dire tous les morts) je vous demande qui ça peut bien intéresser, en tout cas moi je brûle tout, c'est décidé, d'abord pour faire de l'ordre, ensuite parce que je vais partir et quand on part pour Ibiza on ne s'embarrasse pas de tout ce bric-à-brac… ”

    Elle verse un peu de cire sur le bureau, puis frotte vigoureusement le bois avec son torchon.

    “ Moi dans la vie j'aime bien que tout soit propre, oui c'est mon côté suisse (chacun ses défauts) moi j'aime que ça sente bon et que ça brille comme un trou neuf et mon bonhomme ça fait trente ans que je le suis dans cette vallée d'alarmes, trente ans que j'encaisse ses manies, ses lubies, ses angoisses, et trente ans que je le console quand tout le monde lui jette des pierres, trente ans de servitude et de silence ça compte dans la vie d'une femme, c'est moi qui vous le dis, et la cuisine, et le ménage, et la lessive, et la couture, heureusement que je ne sais pas faire une addition car autrement oh la la ça en ferait des chiffres les uns à côté des autres si on comptait les heures de travail, et puis il y a les soins, car maintenant il ne peut plus se passer de moi mon bonhomme, les tisanes et les bouillons de poule, les cataplasmes à la moutarde, les saignées, les ventouses, et tout ça c'est pour ma pomme, et tout gratis c'est moi qui vous le dis, et puis il y a le reste, quand monsieur bave ou qu'il crache du sang, qu'il tombe de son lit, qui c'est qu'on appelle au secours ? THÉRÈSE par-ci THÉRÈSE par-là, c'est toujours sur elle que ça tombe, alors on lui met une bavette, on lave le sang, on porte le vieil homme au lit et le tour est joué, mais ça fait du travail, croyez-moi, et le soir on se traîne, on s'endort devant le feuilleton tellement qu'on est claqué, je vous le dis c'est pas toujours facile d'être la femme d'un écrivain… ”

    Elle ouvre le grand tiroir du bureau ; il est plein de factures, de poèmes, de vieilles photographies.

    La vieille en fait un tas, puis verse tout dans les flammes.

    “ Heureusement tout ça n'est bientôt plus qu'un souvenir, la misère, le silence, l'écriture, ce n'est pas que je souhaite sa mort à mon bonhomme, car au fond moi je l'aime bien, pour sûr, et il s'est toujours montré gentil avec moi, mais quand même toute bonne chose a une fin, et maintenant il est temps de penser à toi, ma petite, car tu existes aussi, pour toi la vie va COMMENCER… ”

    Avec nervosité, elle ouvre le tiroir de gauche.

    “ Où qu'il est ce maudit manuscrit ? Dans ce bordel je suis sûre que même mon homme ne le retrouverait pas, pourtant il doit bien être quelque part, mais bon encore des photos, et ces curieuses petites cartes à jouer au dos desquelles il écrivait ses rêveries quand il allait se promener sur son île Saint-Pierre, ah c'était le bon temps, il s'en allait vagabonder dans la nature toute la journée et quand il revenait c'était les bras chargés de fleurs, il était tout heureux, il sortait de ses poches des mûres et des framboises et ça faisait notre dessert, avec un peu de cette crème épaisse qu'on fait là-bas et de la cassonade, c'était le paradis… ”

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  • Le dernier mot (13)

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    Dans son lit, l'homme a eu un soubresaut et du sang est sorti de sa bouche.

    “ Thérèse… ”

    La femme est accourue à son chevet.

    “ Je suis là, mon ami ! ”

    Comme s'il ne l'avait pas entendue, il a continué.

    “ Le livre, Thérèse, n'oublie pas le livre ! Il faut tout publier ! ”

    Elle essuie le sang avec son mouchoir.

    “ C'est ma palinodie…

    — Hein ?

    — Ma rétractation, si tu préfères. Le dernier mot de ma philosophie…

    — Mourez tranquille, papa, je m'occuperai de tout ! ”

    Il a souri, puis un spasme, à nouveau, lui fait cracher du sang.

    “ Dommage que je ne puisse pas voir la tête de mes amis !

    — Pourquoi ?

    — Ils vont en faire une jaunisse ! Oui, tous autant qu'ils sont… Et le vieil Arouet va en avaler son dentier !

    — Ce n'est pas beau de souhaiter du mal à ses amis !

    — Mais cela fait tellement plaisir ! Et ça soulage, Thérèse… Si tu savais comme ça soulage… ”

    Il est pris d'une quinte de toux.

    “ Alors tu me promets ?

    — Croix de bois, croix de fer, si je mens… ”

    La femme se penche pour ajouter un oreiller sous sa tête.

    “ Thérèse, tu te souviens de La Fontaine d'Or ?

    — Bien sûr !

    — C'était en plein été, près de Bourgoin…

    — Il y a exactement dix ans ! ”

    À nouveau, l'homme esquisse un sourire.

    “ Tu avais une robe avec des oiseaux imprimés, des liserons dans tes cheveux…

    — Et toi tu portais ton habit d'Arménien ! Ce vieux caftan bordé de martre qui te donnait si belle allure…

    — Après, je t'ai conduite dans une chambre reculée, à l'étage, et là j'ai demandé à Champagneux et à de Rosières s'ils voulaient bien être les témoins…

    — Je me rappelle !

    — Ils étaient si émus qu'ils retenaient leurs larmes…

    — Oh mon Dieu et après tu m'as demandé si j'éprouvais les mêmes sentiments et j'ai dit oui…

    — Alors je t'ai prise dans mes bras…

    — Et j'ai dit oui à nouveau, mais cette fois personne n'a entendu, pas même moi, car à ce moment on s'est embrassés… C'était comme la première fois, parfaitement, vingt-cinq ans plus tôt à Paris… ”

    La vieille essuie les larmes sur ses joues.

    “ Ensuite, on était descendu au cabaret et on avait fait un festin…

    — Des escargots et du pain noir, de la soupe aux châtaignes, des petites cailles aux amandes, des ramequins…

    — Et au dessert j'avais chanté une chanson…

    — Oui, un petit air d'opéra…

    — Non ! C'était une berceuse que fredonnait ma mère… ”

    Dans un violent effort, il fronce les sourcils pour retrouver la chanson du mariage.

    Un cœur s'expose

    À trop s'engager

    Avec un berger

    Et toujours l'épine est sous la rose…

    Ils chantent tous les deux, comme à La Fontaine d'Or, la femme d'une voix éraillée et l'homme dans un souffle.

    Puis ils sont restés silencieux, plusieurs minutes, appuyés l'un à l'autre, et des images défilent devant leurs yeux, naïves et théâtrales, comme si, à cet instant, ils revivaient tous deux cette consécration solennelle de l'illégalité.

    Enfin, l'homme a ouvert les yeux, puis il a regardé autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose.

    Il s'est dressé sur les draps.

    “ Aide-moi à me lever, Thérèse…

    — Mais ça va vous faire du mal ! ”

    Péniblement, il a bougé une jambe, puis l'autre, puis s'est assis au bord du lit.

    “ Aide-moi, je te dis ! ”

    Comme il allait tomber, Thérèse l'a retenu miraculeusement, puis, portant le vieil homme sur ses épaules, elle l'a installé sur une chaise de paille, devant la fenêtre ouverte, face au jardin en fleur.

    “ Que je voie encore une fois le soleil… ”

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