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Le dernier mot (15)

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Dans sa chaise, le vieil homme a bougé (imperceptiblement, comme s'il voulait faire un signe) mais Thérèse n'a rien entendu.

“ Voyons voyons qu'est-ce que c'est que ce truc ? ”

Elle a sorti un gros dossier orange entouré d'un double élastique qu'elle a ouvert sur le plateau de la table.

“ Mon Dieu qu'est-ce que je vais encore découvrir ? Avec cet homme on n'est jamais au bout de ses surprises, il est tout en contours, tout en secrets… ”

Elle commence à lire.

 

Ma chère Juliette

Comme vos baisers me manquent !

Et les caresses de votre main si douce…

J'aimerais tant vous revoir, mais il faudra attendre un peu. Car tout le monde est à mes trousses et T. me surveille nuit et jour.

Alors c'est moi qui vous ferai signe.

En attendant, je baise votre petit cul chéri.

Le satyre philosophe.

 

Suffoquée, la vieille se laisse tomber dans une chaise.

“ Comme ça il me trompait le vieux grigou ! Et avec une pétasse que je ne connais même pas… Comme quoi c'est pas joli joli la vie d'un écrivain, c'est moi qui vous le dis, il y a beaucoup d'ombre et pas beaucoup de lumière, heureusement que tout cela est terminé, et que sainte Thérèse va passer par là… ”

D'un geste sec, elle referme la chemise puis, piquée par la curiosité, elle en extrait une autre lettre.

 

L'autre soir, petite Manon, en infirmière tu étais parfaite…

Le stéthoscope, les piqûres, puis la pommade de camphre : nom de Dieu quel plaisir !

Si les autres savaient…

Au fond, je suis un vieil épicurien.

Rendez-vous à l'hôtel, comme d'habitude.

Tes seins pointus me manquent.

Ton F qui t'aime.

 

La vieille se met à ricaner.

“ Oh la la le vaurien ! Et il y en a des dizaines comme ça, des centaines toutes écrites à la main avec sa petite écriture de scribe, toutes secrètes, toutes scandaleuses… Mon Dieu cet homme est un satyre ! Trente ans que je couche avec lui et je n'ai rien deviné… Comme quoi l'homme est un sacré trou pour l'homme… ”

Elle prend encore une autre lettre.

 

Cette nuit, ma Lisa, tu es revenue me trouver avec tes yeux turquoise, tes cheveux noirs tressés de coquillages…

Et tes seins au goût de café !

Le résultat, tu l'imagines, et T. était furieuse…

Oh je languis de te revoir en chair et en os. Rendez-vous au Jardin, donc.

Mais cette fois, frappe moins fort, sinon je vais être obligé de revoir ma théorie du Bon Sauvage.

Ton serpent amoureux.

 

Éberluée, la vieille feuillette l'amas de lettres, certaines anciennes, d'autres récentes, postées du monde entier.

“ Ah c'est du propre toute cette correspondance et j'en connais qui payeraient cher pour lire ça ! Oh oui les Arouet, Diderot et Consort, ils mouriraient de rire, mais je ne veux pas leur faire ce plaisir-là, ils nous ont déjà assez fait de mal à mon homme et à moi avec toutes leurs persécutions, alors non, rien à faire, ils peuvent crever mais ils n'auront rien de Thérèse, à présent c'est moi qui décide et c'est comme ça, les journalistes d'accord, et la télévision, mais rien pour ces dévoreurs de cadavre… ”

Elle noue l'élastique autour du dossier.

“ C'est vrai : à présent j'ai des responsabilités moi, par sainte Thérèse, je suis comme qui dirait la gardienne du tombeau, même s'il n'a pas encore cassé sa pipe, mon bonhomme (ce qui ne saurait plus tarder), c'est moi qui ai à décider de tout, gardienne du corps, gardienne des cendres, gardienne de la mémoire, et par ici les droits d'auteur… ”

Elle jette les lettres dans le feu.

“ Mais avant je vais faire de l'ordre et l'ordre ça me connaît, je veux une VIE EXEMPLAIRE, vous m'entendez, une vie sans honte et sans secret, alors comme j'ai nettoyé sa chambre je m'en vais nettoyer sa vie, parfaitement, avec mon balais et mon torchon, et pas plus tard que maintenant, tandis que mon bonhomme est en train de rêver au soleil, oui, une vie sans tache et sans histoire, une vie propre en ordre quoi, depuis le temps que ça me démange, je vais laver tout ça… ”

Armée d'un tisonnier, la vieille remue la paperasse pour s'assurer que tout brûle bien.

“ Au feu les amours du bonhomme ! Donc plus de preuves, plus d'existence… ”

Elle regarde les flammes monter dans l'âtre.

“ Et grâce à qui je vous demande ? Grâce à Thérèse la rôdeuse, l'exécutrice des basses œuvres… Thérèse au four et au moulin pendant trente ans et jamais un mot de travers ! Thérèse la gouvernante fidèle ! La lavandière et la putain ! La bonniche, l'infirmière, Thérèse l'amie et la consolatrice ! Thérèse qui l'a quitté trois fois et trois fois il l'a suppliée de revenir ! À genoux qu'il était le grand philosophe ! Et trois fois elle est revenue, Thérèse, et aujourd'hui c'est elle qui met le feu aux poudres, parfaitement, et qui nettoie les taches une fois de plus, la blancheur par les flammes ça la connaît, Thérèse la purificatrice… ”

 

Lien permanent Catégories : rousseau

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