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  • Où sont passés les Maîtres (sur la misère universitaire) ?

    starobinski,dragonetti,université,genève,études genre,butorÉtudiant en Lettres à Genève à la fin des années 70, j'ai eu la chance unique d'avoir non seulement des professeurs, mais des Maîtres. Je ne citerai ici que Jean Starobinski (dit « Staro «), Jean Rousset, Michel Butor, Georges Steiner et l'immense et regretté Roger Dragonetti (ici avec son fils Philippe, ami, collègue et fantastique musicien). 

    Je ne parle ici que des  « stars » du Département de Français. Mais il faudrait citer aussi les excellents Michel Jeanneret, Lucien Dällenbach ou encore  Philippe Renaud (qui s'occupait de la Littérature romande).

    On le voit : que du beau monde !

    Je ne veux pas tomber dans la rengaine nostalgique, mais je mets quiconque au défi de citer, aujourd'hui, un seul nom de professeur du Département de Français. Bien sûr, ils sont nombreux, et certainement bardés de diplômes internationaux. Et adoubés, sans doute, par la sororité des Études Genre qui occupe désormais le terrain universitaire.  Nombreux, donc, et parfaitement inconnus. Des professeurs sérieux, peut-être même compétents. Mais pas des Maîtres.

    28378927_1181513048646132_8410184824736122498_n.jpgQuant à la Littérature romande, qui occupait jusqu'ici un strapontin (car elle ne fait pas partie de la Littérature française!), elle est inexistante. Nulle et non avenue (a-t-elle d'ailleurs jamais existé ?). Personne n'en parle. Peut-être par souci de discrétion ?

    Je me souviens des lettres de Staro ou de Drago m'encourageant à suivre ma voie et à oublier le plus possible leur enseignement : écrivez ce que vous devez écrire, ce que personne d'autre que vous ne peut écrire !

    Leurs mots, leur voix, résonnent encore dans ma tête chaque fois que je m'installe à ma table de travail. 

    Et pas un jour ne passe sans que je les remercie !

  • L'année Rousseau

    images-2.jpegNé à Genève, il y a 300 cents ans, et mort en France, à Ermenonville, en 1778 (avec un passeport prussien !), Jean-Jacques Rousseau aura mené la vie d’un vagabond, tantôt adulé par les grands de ce monde et tantôt pourchassé pour ses idées progressistes. On se souvient que sa bonne ville natale, à l’exemple de Paris, a brûlé deux de ses livres, L’Émile et Le Contrat social, sur la place publique, en 1762. Il a refusé les honneurs et les compromissions. Il s’est battu, sa vie durant, pour son indépendance irréductible. Il a aimé des marquises et des comtesses, mais a passé trente ans avec Thérèse Levasseur, une blanchisseuse qui ne savait ni lire, ni écrire, selon la légende, et qu’il a épousée, lui, l’adversaire farouche des conventions.

    L’année qui se termine aura été l’année Rousseau. Publications et republications (dont l’œuvre complète en version numérique chez Slatkine). Colloques. Pièces de théâtre. Opéras. Films et téléfilms. N’en jetez plus, la cour est pleine ! Il y aura eu à boire et à manger dans cette frénésie commémorative. images-4.jpegDu bon, et même du très bon, comme le livre de Guillaume Chevevière, Rousseau, une histoire genevoise (Labor et Fides), et la pièce de Dominique Ziegler, Le trip Rousseau. images-3.jpegUn opéra plutôt moyen : JJR (Citoyen de Genève). Une série de courts métrages : La faute à Rousseau, où le meilleur côtoyait très souvent le pire. Mais Rousseau n’était-il pas l’adversaire acharné du spectacle ?

    Moi qui ai eu la chance de parler de Rousseau à New York, à Paris et en Californie, j’ai pu me rendre compte de l’extraordinaire actualité de sa pensée, qu’elle soit politique (elle a influencé le mouvement Occupy Wall Street et celui des Indignés), pédagogique (on lit encore L’Émile dans tous les instituts de formation des maîtres), musicale ou botanique (on considère Jean-Jacques comme le précurseur de l’écologie). Sans parler, bien sûr, de son influence littéraire. Son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, a fait pleurer des générations de lectrices. Et les Confessions, chef-d’œuvre d’introspection rusée, a montré la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui l’autofiction, représentée par Annie Ernaux, Delphine de Vigan ou Christine Angot.

    images-6.jpegCette année aura été également celle de Jean Starobinski, écrivain et critique genevois qui vient de fêter ses 92 ans et de publier, coup sur coup, trois livres extraordinaires. L’un sur Rousseau*, le deuxième sur Diderot** et le dernier sur l’histoire de la mélancolie***. Que serait Jean-Jacques sans Staro, comme l’appelaient ses étudiants ? Le professeur genevois a contribué, comme nul autre, à faire (mieux) connaître, la pensée de Rousseau : l’importance du regard dans son œuvre, son désir constant de transparence, ses ruses pour séduire ses contemporains tout en les accusant, son tempérament mélancolique.

    Oui, il faut relire Rousseau, tous les jours, comme Starobinski nous le conseille : c’est une mine, un trésor d’humanité, de liberté et de poésie.

    * Jean Starobinski, Accuser et séduire, Gallimard, 2012.

    ** Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Gallimard, 2012.

    *** Jean  Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Le Seuil, 2012.


  • Staro, le dernier maître

    images-1.jpegIl y avait beaucoup de monde — et du beau monde ! — mercredi dernier, au Victoria Hall, pour la remise du Prix de la Fondation pour Genève à Jean Starobinski. L'académicien français Pierre Nora nous a rappelé, en grandes lignes, la carrière de celui que tous les étudiants genevois appellent familèrement (et affectueusement) Staro. Licence de Lettres, puis doctorat de médecine, puis doctorat de Lettres. Sans oublier le diplôme de piano… Difficile, pour un seul homme, de faire plus, et mieux ! Remi Pagani a eu raison de rappeler la méfiance des autorités genevoises de l'époque (1913) face au père Starobinski, émigré polonais venu trouver refuge en Suisse, que l'on mettra cinq ans sous surveillance policière et qui, ultime affront, devra attendre 30 ans pour se voir accorder la nationalité suisse.

    Mais le meilleur moment de la soirée, ce fut, bien entendu, le discours de Staro lui-même. Diction inimitable, élégance du style, propos mêlant à la fois saveur et savoir. J'ai repensé en l'écoutant (comme tous ceux qui furent ses étudiants) aux cours de littérature et d'histoire des idées qu'il a donnés à l'Université de Genève pendant près d'un demi-siècle. Il y a un style Staro : clair, érudit sans ostentation, intelligent. En un mot : musical. Dans son discours, Staro a rendu hommage à ses maîtres Marcel Reymond, Albert Béguin, Jean Rousset. En l'écoutant, je me suis aperçu qu'il était sans doute le dernier maître, et que j'avais eu bien de la chance à l'avoir rencontré et suivi.

    En effet, qui peut citer, aujourd'hui, un seul nom de professeur de Français à l'Université de Genève ? Personne. Après une génération exceptionnelle de professeurs qui étaient des maîtres (Butor, Rousset, Steiner, l'extraordinaire Roger Dragonetti), le désert a lentement gagné du terrain. Pour aboutir à une manière de no man's land. C'est ainsi que Genève, qui était un phare dans les études de Français, est devenue, en quelques années, une université de province. Qui bientôt, sans doute, devra fermer ses portes au profit de l'université de Lausanne, bien plus active dans son domaine.

    « Aujourd'hui, me glissait une amie à la fin de la soirée, il n'y a plus de maître. Il n'y a que des experts ! Plus personne ne circule avec autant d'aisance que Staro entre littérature et médecine, musique et histoire de la folie, linguistique et philosophie. On est plus volontiers spécialiste « Des paysans du lac Paladru entre l'an 1000 et 1010 » que généraliste éclairé. »

    C'est tout le drame. Staro, le dernier maître, nous l'a confirmé brillamment l'autre soir.