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Ecrivain de la comédie romande - Page 153

  • Le dernier mot (14)

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    “ Allons ma fille tu ne peux pas lui refuser ce plaisir minuscule à ton bonhomme, il va passer l'alarme à gauche, cette fois c'est fini… ”

    Elle jette une couverture sur les épaules du vieillard.

    “ Bon maintenant il faut que j'y retourne, pas le temps d'admirer le paysage, la mort c'est du sérieux… ”

    Elle se redresse, jette un coup d'œil sur la chambre, puis hausse les épaules.

    “ Le lit c'est fait, la cheminée et le piano aussi, la bibliothèque est présentable, mais il reste le bureau… ”

    Elle soupire.

    “ Jamais je n'y arriverai avec tout ce désordre, ce n'est pas une chambre d'écrivain ici, c'est un bordel, parfaitement, et je baise mes mots… ”

    C'est un bureau de chêne, vaste et rectangulaire, avec une lampe de Venise, des gobelets remplis d'agrafes et de crayons, un pot de gelée de groseilles, des coupures de journaux, une statuette du dieu Toth, des chocolats au kirsch, une invitation au congrès Lesbiennes et Postmodernisme, du courrier en retard, des dizaines de fleurs séchées, un dictionnaire ouvert, des fiches de toutes les couleurs, un jeu de cartes à jouer, des bâtonnets d'encens, une vieille gousse d'ail…

    “ Mon Dieu mon Dieu quelle quincaillerie ! Mais je m'en vais te nettoyer tout ça, par sainte Thérèse… À la poubelle tous ces fétiches, ces lettres qui n'arriveront jamais, cet herbier en désordre, ces ridicules moignons de texte, car maintenant ça va changer, c'est moi qui vous le dis ! Une vraie tornade blanche la Thérèse ! Trente ans qu'on vit dans un bordel, c'est le moment de réagir, et la mort croyez-moi c'est le meilleur moment pour faire de l'ordre, après on n'a pas le courage… ”

    Faisant une poche avec son tablier, elle la remplit de paperasse, puis elle se traîne jusqu'à la cheminée, verse tout dans le feu.

    Elle recommence son manège une fois, deux fois, dix fois, jusqu'à ce que le grand bureau soit vide.

    “ Ah c'est déjà mieux comme ça, avec un peu d'obstination on arrive à tout dans la vie, alors adieu brouillons et fleurs séchées, quand on est mort c'est pour longtemps, et puis c'est inutile, et d'ailleurs qui est-ce que ça intéresse à part les rats de bibliothèque ou les chercheurs de l'Université (c'est-à-dire tous les morts) je vous demande qui ça peut bien intéresser, en tout cas moi je brûle tout, c'est décidé, d'abord pour faire de l'ordre, ensuite parce que je vais partir et quand on part pour Ibiza on ne s'embarrasse pas de tout ce bric-à-brac… ”

    Elle verse un peu de cire sur le bureau, puis frotte vigoureusement le bois avec son torchon.

    “ Moi dans la vie j'aime bien que tout soit propre, oui c'est mon côté suisse (chacun ses défauts) moi j'aime que ça sente bon et que ça brille comme un trou neuf et mon bonhomme ça fait trente ans que je le suis dans cette vallée d'alarmes, trente ans que j'encaisse ses manies, ses lubies, ses angoisses, et trente ans que je le console quand tout le monde lui jette des pierres, trente ans de servitude et de silence ça compte dans la vie d'une femme, c'est moi qui vous le dis, et la cuisine, et le ménage, et la lessive, et la couture, heureusement que je ne sais pas faire une addition car autrement oh la la ça en ferait des chiffres les uns à côté des autres si on comptait les heures de travail, et puis il y a les soins, car maintenant il ne peut plus se passer de moi mon bonhomme, les tisanes et les bouillons de poule, les cataplasmes à la moutarde, les saignées, les ventouses, et tout ça c'est pour ma pomme, et tout gratis c'est moi qui vous le dis, et puis il y a le reste, quand monsieur bave ou qu'il crache du sang, qu'il tombe de son lit, qui c'est qu'on appelle au secours ? THÉRÈSE par-ci THÉRÈSE par-là, c'est toujours sur elle que ça tombe, alors on lui met une bavette, on lave le sang, on porte le vieil homme au lit et le tour est joué, mais ça fait du travail, croyez-moi, et le soir on se traîne, on s'endort devant le feuilleton tellement qu'on est claqué, je vous le dis c'est pas toujours facile d'être la femme d'un écrivain… ”

    Elle ouvre le grand tiroir du bureau ; il est plein de factures, de poèmes, de vieilles photographies.

    La vieille en fait un tas, puis verse tout dans les flammes.

    “ Heureusement tout ça n'est bientôt plus qu'un souvenir, la misère, le silence, l'écriture, ce n'est pas que je souhaite sa mort à mon bonhomme, car au fond moi je l'aime bien, pour sûr, et il s'est toujours montré gentil avec moi, mais quand même toute bonne chose a une fin, et maintenant il est temps de penser à toi, ma petite, car tu existes aussi, pour toi la vie va COMMENCER… ”

    Avec nervosité, elle ouvre le tiroir de gauche.

    “ Où qu'il est ce maudit manuscrit ? Dans ce bordel je suis sûre que même mon homme ne le retrouverait pas, pourtant il doit bien être quelque part, mais bon encore des photos, et ces curieuses petites cartes à jouer au dos desquelles il écrivait ses rêveries quand il allait se promener sur son île Saint-Pierre, ah c'était le bon temps, il s'en allait vagabonder dans la nature toute la journée et quand il revenait c'était les bras chargés de fleurs, il était tout heureux, il sortait de ses poches des mûres et des framboises et ça faisait notre dessert, avec un peu de cette crème épaisse qu'on fait là-bas et de la cassonade, c'était le paradis… ”

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  • La mémoire brûlée d'Yvette Z'Graggen

    Yvette Z'Graggen, grande dame des lettres romandes, vient de nous quitter, à l'âge de 92 ans. Son œuvre, qui a marqué la seconde moitié du XXè siècle, est à la fois l'œuvre d'une combattante et d'un témoin de son temps. En guise d'hommage, voici l'article que j'ai consacré, en 1999, à l'un de ses livres les plus importants, Mémoire d'elles.*

    images.jpeg Toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui trouve un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle quand elle cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

    C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, son dernier livre. Tout commence ici par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). Lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer.

    Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens, la rend étrangère à elle-même.

    La déchirure

    Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille “ née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ”. z978-2-8251-0548-1.jpgSon destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, “ un don total, un partage sans réserve ”, de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a pas ici de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

    Élevée dans la peur, entre un père violent et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite, peuple ses nuits de cauchemars, l’empêche de s’occuper comme elle le désirerait de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises. C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère. C’est-à-dire avec une part mystérieuse d’elle-même.

    * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, L’Aire, 1999.

  • Le dernier mot (13)

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    Dans son lit, l'homme a eu un soubresaut et du sang est sorti de sa bouche.

    “ Thérèse… ”

    La femme est accourue à son chevet.

    “ Je suis là, mon ami ! ”

    Comme s'il ne l'avait pas entendue, il a continué.

    “ Le livre, Thérèse, n'oublie pas le livre ! Il faut tout publier ! ”

    Elle essuie le sang avec son mouchoir.

    “ C'est ma palinodie…

    — Hein ?

    — Ma rétractation, si tu préfères. Le dernier mot de ma philosophie…

    — Mourez tranquille, papa, je m'occuperai de tout ! ”

    Il a souri, puis un spasme, à nouveau, lui fait cracher du sang.

    “ Dommage que je ne puisse pas voir la tête de mes amis !

    — Pourquoi ?

    — Ils vont en faire une jaunisse ! Oui, tous autant qu'ils sont… Et le vieil Arouet va en avaler son dentier !

    — Ce n'est pas beau de souhaiter du mal à ses amis !

    — Mais cela fait tellement plaisir ! Et ça soulage, Thérèse… Si tu savais comme ça soulage… ”

    Il est pris d'une quinte de toux.

    “ Alors tu me promets ?

    — Croix de bois, croix de fer, si je mens… ”

    La femme se penche pour ajouter un oreiller sous sa tête.

    “ Thérèse, tu te souviens de La Fontaine d'Or ?

    — Bien sûr !

    — C'était en plein été, près de Bourgoin…

    — Il y a exactement dix ans ! ”

    À nouveau, l'homme esquisse un sourire.

    “ Tu avais une robe avec des oiseaux imprimés, des liserons dans tes cheveux…

    — Et toi tu portais ton habit d'Arménien ! Ce vieux caftan bordé de martre qui te donnait si belle allure…

    — Après, je t'ai conduite dans une chambre reculée, à l'étage, et là j'ai demandé à Champagneux et à de Rosières s'ils voulaient bien être les témoins…

    — Je me rappelle !

    — Ils étaient si émus qu'ils retenaient leurs larmes…

    — Oh mon Dieu et après tu m'as demandé si j'éprouvais les mêmes sentiments et j'ai dit oui…

    — Alors je t'ai prise dans mes bras…

    — Et j'ai dit oui à nouveau, mais cette fois personne n'a entendu, pas même moi, car à ce moment on s'est embrassés… C'était comme la première fois, parfaitement, vingt-cinq ans plus tôt à Paris… ”

    La vieille essuie les larmes sur ses joues.

    “ Ensuite, on était descendu au cabaret et on avait fait un festin…

    — Des escargots et du pain noir, de la soupe aux châtaignes, des petites cailles aux amandes, des ramequins…

    — Et au dessert j'avais chanté une chanson…

    — Oui, un petit air d'opéra…

    — Non ! C'était une berceuse que fredonnait ma mère… ”

    Dans un violent effort, il fronce les sourcils pour retrouver la chanson du mariage.

    Un cœur s'expose

    À trop s'engager

    Avec un berger

    Et toujours l'épine est sous la rose…

    Ils chantent tous les deux, comme à La Fontaine d'Or, la femme d'une voix éraillée et l'homme dans un souffle.

    Puis ils sont restés silencieux, plusieurs minutes, appuyés l'un à l'autre, et des images défilent devant leurs yeux, naïves et théâtrales, comme si, à cet instant, ils revivaient tous deux cette consécration solennelle de l'illégalité.

    Enfin, l'homme a ouvert les yeux, puis il a regardé autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose.

    Il s'est dressé sur les draps.

    “ Aide-moi à me lever, Thérèse…

    — Mais ça va vous faire du mal ! ”

    Péniblement, il a bougé une jambe, puis l'autre, puis s'est assis au bord du lit.

    “ Aide-moi, je te dis ! ”

    Comme il allait tomber, Thérèse l'a retenu miraculeusement, puis, portant le vieil homme sur ses épaules, elle l'a installé sur une chaise de paille, devant la fenêtre ouverte, face au jardin en fleur.

    “ Que je voie encore une fois le soleil… ”

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