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Ecrivain de la comédie romande - Page 152

  • Le dernier mot (16)

    images.jpegLe soleil entre par la fenêtre avec le chant des rossignols et dans la pièce la chaleur est intense.

    “ Alors où qu'il est ce fameux manuscrit ? ”

    Du grand tiroir de gauche, elle a sorti un carton à chaussures dont elle a renversé le contenu sur la table.

    “ Ah oui les photos du bonhomme ! Des centaines de photos, mais là aussi il faut faire de l'ordre, garder les meilleures (celles où je suis dessus) et puis jeter les autres… ”

    Sa main fouille dans les images.

    “ Tiens une photo de la baronne, c'est vers la fin, quand elle n'avait même plus de quoi de manger et que j'allais lui apporter en douce des confitures avec un peu d'argent : si c'est pas triste, une femme si généreuse, mourir dans la misère comme une pauvresse… ”

    Elle déchire la photo, jette les morceaux dans la poubelle.

    “ Et là on dirait une photo de son frère, un sacré fainéant celui-là, il disparaît pendant des siècles, oui sans un mot, sans une lettre, et puis soudain le revoilà, un beau matin, avec son grand sourire jusqu'aux oreilles, pour nous escroquer de l'argent… ”

    Elle balance la photo dans la poubelle.

    “ Et là c'est l'enfer des salons avec ces petits intrigants (ces jupons en chaleur) : la Maréchale au fond qui surveille les débats, ce faux-jeton de Grimm et Arouet qui ricane près du piano… Allons au feu, tout ça n'intéresse personne ! Et puis moi je ne suis pas dans l'image… Tiens la maison de Saint-Louis avec son grand donjon, sa terrasse ombragée de tilleuls, le banc de pierre sur lequel on allait s'asseoir, mon vieux bonhomme et moi, au milieu des lilas, du chèvrefeuille, du seringa, avec tous ces oiseaux qui chantaient, j'en ai les larmes aux yeux, mais pas d'attendrissement Thérèse, c'est le moment de faire de l'ordre, alors au feu les souvenirs heureux, tiens c'est encore la comtesse avec sa redingote noire, ses bottes hautes, son chapeau d'homme (un chapeau d'homme, je vous demande), on peut dire qu'il en était dingue, mon philosophe, et qu'elle s'est bien moquée de lui, alors au feu, allez voir chez Satan si j'y suis… Tiens la maison de Môtiers avec sa belle fontaine en obélix et au fond la cascade qui tombe des rochers dans le vallon : c'était le paradis, oui, un nouveau paradis, et de nouveau perdu, comme tous les autres, alors au feu Môtiers… Tiens voilà mon homme en habit d'Arménien (un homme en robe, visez le genre) avec sa figure de cyclope, sa toque de loutre, ses yeux illuminés… Allons Thérèse pas le temps de rêver, il faut faire place nette ! ”

    D'un geste mécanique, elle repousse les images, mais en même temps elle ne peut s'empêcher d'en chercher d'autres.

    “ Tiens voilà l'Île Saint-Pierre avec ses vignes hautes, ses rives couvertes de roseaux, et mon bonhomme qui s'en allait dès le matin : il montait dans sa barque qu'il conduisait jusqu'au milieu du lac et là, quand l'eau était tranquille, il se couchait de tout son long dans le bateau avec les yeux tournés vers le ciel et il se laissait dériver lentement au gré des vagues quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans une rêverie délicieuse… Non jamais il n'a été plus heureux… Il se prenait pour Robinson sur son île déserte, la vie ambulante est celle qu'il me faut, qu'il répétait toujours, mais là aussi ils nous ont retrouvés, avec leurs chiens et leurs gendarmes, et de nouveau on a été chassés du paradis… ”

    Elle secoue la tête d'un air las.

    “ Oui toute une vie sans feu ni lieu, si c'est pas triste… Un grand homme comme lui ! Pourtant des amitiés il en a eu, mais c'est toujours le même topo : ça commence par des embrassades, on se jure des serments éternels et puis les médisances, les disputes, les malentendus, et ça se termine par des larmes, toujours, des promesses de vengeance, et tout le monde nous lance des pierres, comme au bon Jésus dans la Bible… ”

    Elle retrouve une photo du philosophe, un bouquet de pervenches à la main, son herbier sous le bras.

    “ Ah voilà sa dernière folie à mon homme : mettre toute la nature dans un grand livre ! Je vous dis pas : toutes les plantes de la mer et des Alpes et tous les arbres d'Amérique, les fleurs des Indes et du Japon, oui tout ça dans un livre, en commençant par le mouron, et le cerfeuil, et la bourrache, le séneçon, l'aneth, et l'origan, et la coriandre, et le safran, la nature bien en ordre dans un livre, si c'est pas une folie… ”

    Avec son bras, la vieille fait tomber les photos dans son grand tablier, puis, en clopinant, s'en va jeter son butin dans les flammes.

    “ Allons ma Thérèse le temps presse, les apitoiements c'est pour plus tard, maintenant il faut faire de l'ordre, alors au feu tous les souvenirs inutiles, toutes ces images des paradis perdus, toute cette tristesse, il faut faire vite, ils vont venir, c'est une question de minutes maintenant… La chambre est propre, comme le piano, la cheminée, la petite table de travail (tu peux être contente de ton boulot ma Thérèse) tout est nickel et puis plus de correspondance, plus de secrets, plus de photos compromettantes, une vie sans bavure, quoi, toute en lumière, en lignes droites, en prairies bien tondues, bref un modèle de propreté, comme on les aime en Suisse… ”

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  • Genève-Lausanne : l'éternelle rivalité

    images.jpegPersonne ne connaissait René Gonzalez, en 1990, quand il est devenu le codirecteur du théâtre de Vidy, oÙ Matthias Langhoff l'avait appelé. Quand il succéda à ce dernier, l'année suivante, un doute planait sur ses capacités à diriger un théâtre local. Or, tout le monde se plaît à le reconnaître aujourd'hui, Gonzalez a fait de Vidy non une scène locale, mais un théâtre à l'ambition européenne. Chapeau, René ! En quelques années, il a fait venir à Lausanne les plus grands metteurs en scène (Besson, Bondy, Lassalle, Desarthe, Régy, Porras, Brook et cent autres) et les plus grands comédiens.

    Pourquoi n'est-on pas parvenu à faire la même chose à Genève?

    Benno Besson, de 1982 à 1989, a transformé la Comédie en théâtre européen. Il aurait voulu continuer. images-1.jpegOn ne lui en donna pas les moyens. Pour le remplacer, on ne trouva personne. Il fallu l'entregent du regretté Bernard Schautz pour s'en aller convaincre Claude Stratz, qui était l'assistant de Patrice Chéreau à Paris, de reprendre la barre du navire. La Comédie, peu à peu, perdit son lustre. Et de nombreux abonnés. Ce n'est pas la faute de Stratz, sans doute, qui passait plus de temps à Paris qu'à Genève. Mais plutôt de sa programmation. Trop inégale. Monocolore. images-2.jpegAnne Bisang, qui reprit le théâtre après Stratz, régna pendant douze ans (!). Le déclin ne fit que s'accentuer. Théâtre militant. Limité, donc. Certains soirs, les acteurs, sur la scène, étaient plus nombreux que les spectateurs dans la salle. Pendant ce temps, à Vidy, on était obligés d'organiser des représentations supplémentaires pour satisfaire la demande du public…

    Pourquoi Lausanne, me direz-vous, et pas Genève?

    La réponse est simple: Lausanne s'est doté, depuis longtemps, d'une politique culturelle précise et ambitieuse. Elle a un Musée de la photographie (L'Elysée) qui fait pâlir de jalousie Londres ou Paris. Elle a une troupe de danse de renommée européenne, voire mondiale (le Béjart Ballet). Et elle a donné au théâtre de Vidy, grâce à René Gonzalez, les moyens de devenir une scène elle aussi européenne. En d'autres termes, derrière chaque réussite culturelle, il y a un projet politique clair et fort. Ce qui n'existe pas à Genève. René Emmenegger, qui traitait Benno Besson de « diva », a laissé partir cette perle rare presque avec soulagement. Alain Vaissade, qui a remplacé Emmenegger comme ministre de la Culture, s'est contenté de gérer les affaires coursantes. Sans vision d'avenir, ni ambition particulière. Quant à Patrice Mugny, il aurait bien voulu redonner à la Comédie un peu de son lustre d'antan. Mais ses adversaires étaient puissants…

    Quand Genève se décidera-t-elle à redonner au théâtre la place qu'il mérite ? En faisant de la Comédie, par exemple, un grand théâtre européen. Comme Lausanne avec Vidy. Genève y gagnerait un rayonnement exceptionnel. Et le théâtre redeviendrait ce qu'il fut à une certaine époque : une fête.

  • Le dernier mot (15)

    images.jpeg

    Dans sa chaise, le vieil homme a bougé (imperceptiblement, comme s'il voulait faire un signe) mais Thérèse n'a rien entendu.

    “ Voyons voyons qu'est-ce que c'est que ce truc ? ”

    Elle a sorti un gros dossier orange entouré d'un double élastique qu'elle a ouvert sur le plateau de la table.

    “ Mon Dieu qu'est-ce que je vais encore découvrir ? Avec cet homme on n'est jamais au bout de ses surprises, il est tout en contours, tout en secrets… ”

    Elle commence à lire.

     

    Ma chère Juliette

    Comme vos baisers me manquent !

    Et les caresses de votre main si douce…

    J'aimerais tant vous revoir, mais il faudra attendre un peu. Car tout le monde est à mes trousses et T. me surveille nuit et jour.

    Alors c'est moi qui vous ferai signe.

    En attendant, je baise votre petit cul chéri.

    Le satyre philosophe.

     

    Suffoquée, la vieille se laisse tomber dans une chaise.

    “ Comme ça il me trompait le vieux grigou ! Et avec une pétasse que je ne connais même pas… Comme quoi c'est pas joli joli la vie d'un écrivain, c'est moi qui vous le dis, il y a beaucoup d'ombre et pas beaucoup de lumière, heureusement que tout cela est terminé, et que sainte Thérèse va passer par là… ”

    D'un geste sec, elle referme la chemise puis, piquée par la curiosité, elle en extrait une autre lettre.

     

    L'autre soir, petite Manon, en infirmière tu étais parfaite…

    Le stéthoscope, les piqûres, puis la pommade de camphre : nom de Dieu quel plaisir !

    Si les autres savaient…

    Au fond, je suis un vieil épicurien.

    Rendez-vous à l'hôtel, comme d'habitude.

    Tes seins pointus me manquent.

    Ton F qui t'aime.

     

    La vieille se met à ricaner.

    “ Oh la la le vaurien ! Et il y en a des dizaines comme ça, des centaines toutes écrites à la main avec sa petite écriture de scribe, toutes secrètes, toutes scandaleuses… Mon Dieu cet homme est un satyre ! Trente ans que je couche avec lui et je n'ai rien deviné… Comme quoi l'homme est un sacré trou pour l'homme… ”

    Elle prend encore une autre lettre.

     

    Cette nuit, ma Lisa, tu es revenue me trouver avec tes yeux turquoise, tes cheveux noirs tressés de coquillages…

    Et tes seins au goût de café !

    Le résultat, tu l'imagines, et T. était furieuse…

    Oh je languis de te revoir en chair et en os. Rendez-vous au Jardin, donc.

    Mais cette fois, frappe moins fort, sinon je vais être obligé de revoir ma théorie du Bon Sauvage.

    Ton serpent amoureux.

     

    Éberluée, la vieille feuillette l'amas de lettres, certaines anciennes, d'autres récentes, postées du monde entier.

    “ Ah c'est du propre toute cette correspondance et j'en connais qui payeraient cher pour lire ça ! Oh oui les Arouet, Diderot et Consort, ils mouriraient de rire, mais je ne veux pas leur faire ce plaisir-là, ils nous ont déjà assez fait de mal à mon homme et à moi avec toutes leurs persécutions, alors non, rien à faire, ils peuvent crever mais ils n'auront rien de Thérèse, à présent c'est moi qui décide et c'est comme ça, les journalistes d'accord, et la télévision, mais rien pour ces dévoreurs de cadavre… ”

    Elle noue l'élastique autour du dossier.

    “ C'est vrai : à présent j'ai des responsabilités moi, par sainte Thérèse, je suis comme qui dirait la gardienne du tombeau, même s'il n'a pas encore cassé sa pipe, mon bonhomme (ce qui ne saurait plus tarder), c'est moi qui ai à décider de tout, gardienne du corps, gardienne des cendres, gardienne de la mémoire, et par ici les droits d'auteur… ”

    Elle jette les lettres dans le feu.

    “ Mais avant je vais faire de l'ordre et l'ordre ça me connaît, je veux une VIE EXEMPLAIRE, vous m'entendez, une vie sans honte et sans secret, alors comme j'ai nettoyé sa chambre je m'en vais nettoyer sa vie, parfaitement, avec mon balais et mon torchon, et pas plus tard que maintenant, tandis que mon bonhomme est en train de rêver au soleil, oui, une vie sans tache et sans histoire, une vie propre en ordre quoi, depuis le temps que ça me démange, je vais laver tout ça… ”

    Armée d'un tisonnier, la vieille remue la paperasse pour s'assurer que tout brûle bien.

    “ Au feu les amours du bonhomme ! Donc plus de preuves, plus d'existence… ”

    Elle regarde les flammes monter dans l'âtre.

    “ Et grâce à qui je vous demande ? Grâce à Thérèse la rôdeuse, l'exécutrice des basses œuvres… Thérèse au four et au moulin pendant trente ans et jamais un mot de travers ! Thérèse la gouvernante fidèle ! La lavandière et la putain ! La bonniche, l'infirmière, Thérèse l'amie et la consolatrice ! Thérèse qui l'a quitté trois fois et trois fois il l'a suppliée de revenir ! À genoux qu'il était le grand philosophe ! Et trois fois elle est revenue, Thérèse, et aujourd'hui c'est elle qui met le feu aux poudres, parfaitement, et qui nettoie les taches une fois de plus, la blancheur par les flammes ça la connaît, Thérèse la purificatrice… ”

     

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