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all that jazz - Page 37

  • So long, Claude !

    DownloadedFile.jpegQu'est-ce qui fait la richesse d'un pays ? Ses banquiers ? Ils travaillent dans l'ombre et, de plus en plus souvent, ont avantage à y rester. Ses hommes politiques ? Ils occupent le devant de la scène, pérorent, promettent, lambinent, se taisent, avancent d'un pas, puis reculent de trois. On les a déjà oubliés bien avant qu'ils quittent la scène (et la Suisse, à cet égard, n'a que des seconds couteaux). Le bon gros géant orange ? Swisscom ? Les pharmas bâloises ? Lindt ou Cailler (vous êtes plutôt Lindor ou Frigor ?)…

    Non : la richesse d'un pays, surtout s'il est petit comme la Suisse, ce sont ses artistes. DownloadedFile-1.jpegLaissons de côté Rousseau, qui est né genevois et mort prussien ! Mais prononcez à Paris ou à Los Angeles le nom de Blaise Cendrars et vous verrez les yeux s'écarquiller ! Ah L'Or ! Quel chef-d'œuvre ! Et Moravagine ! Et la Prose du Transsibérien ! Parlez de Frisch ou de Dürrenmatt et tout le monde vous écoutera ! Et Le Corbusier ! Et Tinguely, bricoleur de génie ! Et Stefan Eicher, le manouche à l'accent rocailleux ! Et Albert Cohen, juif errant de Genève ! Et Ferdinand Hodler ! Et Louis Soutter ! Et Corinna Bille !

    Et Claude Nobs ! L'enfant de Territet aura déplacé des montagnes, ici et ailleurs, sa vie durant, pour réaliser son œuvre : réunir à Montreux, dans le plus beau panorama du monde, les meilleurs musiciens de son époque. La musique, pour lui, n'avait pas de frontières. Il aimait le jazz, bien sûr, mais aussi le rock, le pop, la musique folklorique, les chanteurs italiens, les crooners américains, les talents « émergents » comme on dit, mais aussi les talents reconnus.

    images-5.jpegLa dernière fois que je suis allé au Festival, c'était en 2006. Programme fastueux, comme toujours. Diana Krall, enceinte et rayonnante. Le renard à la voix éraillée, Randy Newman, seul au piano. Paolo Conte, malicieux et profond, comme toujours, disparaissant dans les coulisses entre deux chansons pour se tenir au courant de la finale de la Coupe du Monde de foot, où l'Italie jouait contre la France (victoire des Italiens aux pénalties). Claude Nobs surgissant à la fin du concert avec son harmonica magique…

    Oui, la richesse d'un pays, ce sont les rêveurs obstinés, les passeurs de frontières, les briseurs de préjugés, les voyageurs de l'infini, les arpenteurs de nouveaux mondes, les passionnés fidèles et fous.

    Claude Nobs était tout ça.

    Merci pour tout, Claude, and so long !

  • A quoi sert l'argent ?

    images-7.jpegCet entretien inédit de Jean-François Duval avec Jean Baudrillard a paru dans Une Semaine Avant l’Élection, Journal Ephémère. Il date de 1983, mais il n'a pas pris une ride. Il vaut la peine de réfléchir, aujourd'hui plus encore qu'hier, à la place de l'argent dans nos vies, à sa valeur et à son rôle.

    — Jean-François Duval: Jean Baudrillard, comment parler d'argent, aujourd'hui?
    Jean Baudrillard: Aujourd'hui, l'argent, ou la monnaie, devient une espèce d'objet qui n'a plus de prix, quelque chose qui est hors valeur, qui surplombe les économies mondiales, qui les règle ou les dérègle selon une espèce d'arbitraire. Et qui est source d'une fascination éblouie du fait de sa possibilité d'exister en dehors de tout sujet. Et de tout échange particulier. Car au fond, qui contrôle ça, maintenant? C'est un ordre de domination, mais flot­tant. Il n'y a plus un sujet de la domina­tion. Non, il y a l'argent, qui a été mis sur orbite et qui ne varie plus en fonction des productions. Il a son cycle de circulation, il se lève, il se couche comme un soleil.
    Ce n'est plus de l'argent d'ailleurs. Il y a un malentendu à parler de cela en terme d'argent. C'est une puissance. Et une puissance qui semble avoir échappé à tout le monde. La dissuasion me paraît être la dimension fondamentale de cet univers-là. Elle permet qu'il n'y ait plus nulle part de territoire, qu'il n'y ait plus rien d'appropriable. Ni même, comme je l'ai dit, de sujets. Il y a là une façon de prendre en otage le reste du monde. Et cette chose-là, on ne peut plus la rapa­trier. C'est comme un engin spatial qu'on a lancé... il tourne, il tourne... On satel­lise des puissances monétaires comme on met sur orbite des bombes nucléaires, et elles en viennent à exercer un semblable pouvoir de dissuasion. N'étant plus des sujets, nous sommes nous-mêmes mis en orbite par ces puissances-là.

    DownloadedFile.jpeg— Jean-François Duval: L'argent supposait une scène de l'échange qui a disparu?
    — Jean Baudrillard: Oui, l'argent — et c'est pourquoi ce terme est dépassé —, c'était quelque chose qui était en représentation, qui supposait encore des acteurs. Avec lui, c'est toute une dramaturgie qui disparaît. Un jour, on se rendra peut-être compte que c'était encore un univers vivant. Au lieu de quoi on aura obtenu un univers où il n'y a plus un sujet et un Autre, ni même donc d'alié­nation possible. Un univers où les sujets sont complètement ventilés. Désormais, l'argent, qui a été pendant longtemps le signe d'une circulation accélérée par rapport au troc et aux objets, j'ai l'impres­sion qu'il est dépassé comme système d'échange. Plus vraiment opérationnel. Il est en trop. images-5.jpegLe transit se fait par des choses encore plus abstraites. Dans un système de communication plus avancé, on peut supposer qu'il serait tout à fait volatilisé. L'argent est devenu trop réa­liste, il reste trop figuratif. Et on n'est plus dans le figuratif. On est dans un univers beaucoup plus aléatoire, où les choses n'appartiennent plus à personne. L'ar­gent, aujourd'hui, c'est presque comme un cadavre dont on se demande comment s'en débarrasser.

    — Jean-François Duval: On n'est plus dans la comédie bal­zacienne ni dans les vieux romans policiers, quand il existait encore un temps de l'accumulation et de la dépense, une théâtralité dans la manière dont les gens par exemple claquaient du fric...
    images-6.jpeg— Jean Baudrillard: Oh oui, les grands flambeurs, c'est vrai qu'on n'en voit plus tellement. L'avare, c'est aussi un personnage qui commence à devenir impensable. Un jour, on se demandera ce que ce mot veut dire. On peut faire le parallèle avec le cinéma, qui a évolué d'une grande scène, avec des idoles, des stars, à une gestion beau­coup plus banale. Les choses ne se théâ­tralisent plus, elles se banalisent. Pour dépenser, il faut un excédent, du luxe, une somptuosité, une culture de pres­tige qui joue sur des différences fortes. Alors, certes, les différences sont encore très grandes, mais elles ne jouent plus : on évolue vers un système purement opérationnel. Jadis, l'argent était riche d'histoires, de mythologies, de récits, de romans. À la Belle Époque, par exemple, l'argent était roi. Parce qu'à ce moment-là, il y avait encore un roi qui traînait quelque part. Il y avait une représenta­tion des choses, même si elle était mys­tifiante, aliénante. Avec les nouveaux prolongements électroniques, il n'y a plus d'histoire. Il n'y a rien à raconter. On n'inventera là-dessus ni une autre scène, ni une autre théâtralité, ni un autre romanesque. Tout ce qui restera, c'est une espèce de fascination collec­tive. C'est comme dans la mode, où le cérémonial s'est perdu, où on ne déploie plus tout un faste. Elle n'a rien perdu de son intensité, mais le relief s'est aplani. Elle se borne à fonctionner. C'est encore un signe de l'universalisation de ce type de phénomènes.
    En peinture aussi, on n'a plus affaire à des œuvres qui ont une valeur. Un jugement devient de plus en plus diffi­cile. L'art ne tient plus dans un théâtre ni une scène où les images avaient une puissance de représentation. Quand je dis "scène", ce n'est pas simplement de la scène théâtrale que je parle, mais aussi de la scène du social, de la scène his­torique, de la scène du sujet. Tout était scène. Mais cette scène s'est volatilisée. Et, avec elle, le regard, au sens noble du terme — je veux dire le regard comme vision, comme jugement.
    Ce que je décris ici, bien sûr, c'est une tendance à la limite. Mais c'est bien vers ça que nous nous dirigeons. L'argent, je crois, n'a jamais eu plus de sens et de signification qu'à l'ère de la marchan­dise telle que la dépeint Marx, avec ses cycles d'épargne et d'accumulation pri­mitive. Aujourd'hui, tout cela semble bien archaïque. Quoi qu'on nous dise, l'ère n'est plus à l'épargne, à la thésauri­sation, elle est à l'anticipation. L'argent est un gigantesque modèle de simulation de la valeur, encore trop réaliste.

  • Qui sont les vrais minables ?

    images-3.jpegEn traitant Gérard Depardieu de « minable », le premier ministre français Jean-Marc Ayrault, relayé par sa collègue ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, n'a pas seulement commis une erreur, mais une faute. En insultant Gégé, le sinistre Ayrault ne s'en prend pas à n'importe qui : il essaie de salir le plus grand comédien français contemporain (170 films tournés, d'Audiard à Duras, de Godard à Berri, de Bertolucci à Kassovitz) en le désignant à la vindicte populaire, parce qu'il a décidé de s'installer en Belgique. Heureusement que le grand Gégé n'est pas allé se loger en Allemagne : on l'aurait traité de collabo !

    L'erreur d'Ayrault, c'est qu'insultant un artiste hors du commun, il attaque la France au cœur. Aux tripes. Car Depardieu n'est pas seulement un comédien génial, c'est aussi un entrepreneur à succès, un défenseur du cinéma français, un ambassadeur hors pair à l'étranger : autrement dit, une icône nationale. À la fois Jean de Florette et Obélix. Rodin et Cyrano. Mammuth et le colonel Chabert. Provocateur et bon vivant. Hâbleur et excessif. Il incarne la diversité gouailleuse, l'irréductible volonté de rélsistance du pays tout entier…

    Depardieu, c'est la France. Et quand la France s'insulte, se déchire, s'exile, c'est le symptôme d'un malaise important. En le traitant de « minable », le sinistre Ayrault a commis une faute : il a montré au monde entier son impuissance (à retenir les artistes qui ont « réussi »), son désir mesquin de revanche (Depardieu a voté Sarkozy, il faut donc le punir), sa rage à faire un exemple (ah ! les sales riches ! On va les faire payer !).

    Nul doute que Depardieu s'en souviendra bientôt lorsqu'il incarnera à l'écran Dominique Strauss-Kahn, un autre fleuron de la France éternelle (et socialiste) !