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argent

  • A quoi sert l'argent ?

    images-7.jpegCet entretien inédit de Jean-François Duval avec Jean Baudrillard a paru dans Une Semaine Avant l’Élection, Journal Ephémère. Il date de 1983, mais il n'a pas pris une ride. Il vaut la peine de réfléchir, aujourd'hui plus encore qu'hier, à la place de l'argent dans nos vies, à sa valeur et à son rôle.

    — Jean-François Duval: Jean Baudrillard, comment parler d'argent, aujourd'hui?
    Jean Baudrillard: Aujourd'hui, l'argent, ou la monnaie, devient une espèce d'objet qui n'a plus de prix, quelque chose qui est hors valeur, qui surplombe les économies mondiales, qui les règle ou les dérègle selon une espèce d'arbitraire. Et qui est source d'une fascination éblouie du fait de sa possibilité d'exister en dehors de tout sujet. Et de tout échange particulier. Car au fond, qui contrôle ça, maintenant? C'est un ordre de domination, mais flot­tant. Il n'y a plus un sujet de la domina­tion. Non, il y a l'argent, qui a été mis sur orbite et qui ne varie plus en fonction des productions. Il a son cycle de circulation, il se lève, il se couche comme un soleil.
    Ce n'est plus de l'argent d'ailleurs. Il y a un malentendu à parler de cela en terme d'argent. C'est une puissance. Et une puissance qui semble avoir échappé à tout le monde. La dissuasion me paraît être la dimension fondamentale de cet univers-là. Elle permet qu'il n'y ait plus nulle part de territoire, qu'il n'y ait plus rien d'appropriable. Ni même, comme je l'ai dit, de sujets. Il y a là une façon de prendre en otage le reste du monde. Et cette chose-là, on ne peut plus la rapa­trier. C'est comme un engin spatial qu'on a lancé... il tourne, il tourne... On satel­lise des puissances monétaires comme on met sur orbite des bombes nucléaires, et elles en viennent à exercer un semblable pouvoir de dissuasion. N'étant plus des sujets, nous sommes nous-mêmes mis en orbite par ces puissances-là.

    DownloadedFile.jpeg— Jean-François Duval: L'argent supposait une scène de l'échange qui a disparu?
    — Jean Baudrillard: Oui, l'argent — et c'est pourquoi ce terme est dépassé —, c'était quelque chose qui était en représentation, qui supposait encore des acteurs. Avec lui, c'est toute une dramaturgie qui disparaît. Un jour, on se rendra peut-être compte que c'était encore un univers vivant. Au lieu de quoi on aura obtenu un univers où il n'y a plus un sujet et un Autre, ni même donc d'alié­nation possible. Un univers où les sujets sont complètement ventilés. Désormais, l'argent, qui a été pendant longtemps le signe d'une circulation accélérée par rapport au troc et aux objets, j'ai l'impres­sion qu'il est dépassé comme système d'échange. Plus vraiment opérationnel. Il est en trop. images-5.jpegLe transit se fait par des choses encore plus abstraites. Dans un système de communication plus avancé, on peut supposer qu'il serait tout à fait volatilisé. L'argent est devenu trop réa­liste, il reste trop figuratif. Et on n'est plus dans le figuratif. On est dans un univers beaucoup plus aléatoire, où les choses n'appartiennent plus à personne. L'ar­gent, aujourd'hui, c'est presque comme un cadavre dont on se demande comment s'en débarrasser.

    — Jean-François Duval: On n'est plus dans la comédie bal­zacienne ni dans les vieux romans policiers, quand il existait encore un temps de l'accumulation et de la dépense, une théâtralité dans la manière dont les gens par exemple claquaient du fric...
    images-6.jpeg— Jean Baudrillard: Oh oui, les grands flambeurs, c'est vrai qu'on n'en voit plus tellement. L'avare, c'est aussi un personnage qui commence à devenir impensable. Un jour, on se demandera ce que ce mot veut dire. On peut faire le parallèle avec le cinéma, qui a évolué d'une grande scène, avec des idoles, des stars, à une gestion beau­coup plus banale. Les choses ne se théâ­tralisent plus, elles se banalisent. Pour dépenser, il faut un excédent, du luxe, une somptuosité, une culture de pres­tige qui joue sur des différences fortes. Alors, certes, les différences sont encore très grandes, mais elles ne jouent plus : on évolue vers un système purement opérationnel. Jadis, l'argent était riche d'histoires, de mythologies, de récits, de romans. À la Belle Époque, par exemple, l'argent était roi. Parce qu'à ce moment-là, il y avait encore un roi qui traînait quelque part. Il y avait une représenta­tion des choses, même si elle était mys­tifiante, aliénante. Avec les nouveaux prolongements électroniques, il n'y a plus d'histoire. Il n'y a rien à raconter. On n'inventera là-dessus ni une autre scène, ni une autre théâtralité, ni un autre romanesque. Tout ce qui restera, c'est une espèce de fascination collec­tive. C'est comme dans la mode, où le cérémonial s'est perdu, où on ne déploie plus tout un faste. Elle n'a rien perdu de son intensité, mais le relief s'est aplani. Elle se borne à fonctionner. C'est encore un signe de l'universalisation de ce type de phénomènes.
    En peinture aussi, on n'a plus affaire à des œuvres qui ont une valeur. Un jugement devient de plus en plus diffi­cile. L'art ne tient plus dans un théâtre ni une scène où les images avaient une puissance de représentation. Quand je dis "scène", ce n'est pas simplement de la scène théâtrale que je parle, mais aussi de la scène du social, de la scène his­torique, de la scène du sujet. Tout était scène. Mais cette scène s'est volatilisée. Et, avec elle, le regard, au sens noble du terme — je veux dire le regard comme vision, comme jugement.
    Ce que je décris ici, bien sûr, c'est une tendance à la limite. Mais c'est bien vers ça que nous nous dirigeons. L'argent, je crois, n'a jamais eu plus de sens et de signification qu'à l'ère de la marchan­dise telle que la dépeint Marx, avec ses cycles d'épargne et d'accumulation pri­mitive. Aujourd'hui, tout cela semble bien archaïque. Quoi qu'on nous dise, l'ère n'est plus à l'épargne, à la thésauri­sation, elle est à l'anticipation. L'argent est un gigantesque modèle de simulation de la valeur, encore trop réaliste.

  • Quel avenir pour l'Hebdo?

    images.jpegLa presse, on le sait, traverse une crise sans précédent : une manne publicitaire qui s'amenuise chaque jour, des lecteurs qui fuient dans toutes les directions (surtout vers l'internet, universel et gratuit), l'augmentation du prix du papier, du transport,  des frais de port, etc. Des journaux ont déjà mis la clé sous la porte ; d'autres vont bientôt cesser de paraître. Dans ce contexte, chaque média essaie de draguer le chaland à sa manière, qui parfois est efficace. L'Illustré, par exemple, ratisse large et multiplie les portraits et les interviews. Le Temps, pour sa part, s'est ouvert aux grandes questions de société et de culture, tout en gardant une grande exigence dans le fond, comme la forme, de ses articles.

    D'autres font peine à voir, tant ils font des efforts désespérés pour suivre un fleuve aux eaux troublées qui les dépasse. L'Hebdo en est l'exemple le plus criant. Fondé il y a des lustres par une équipe de journalistes brillants et audacieux (Jacques Pillet, bien sûr, mais aussi Michel Baettig et quelques autres pointures), il a subi depuis les années 2000 une dérive attristante. Au joyeux bazar instauré par Ariane Dayer, la réd'en chef d'alors, licenciée par Ringier, a succédé l'ordre économique pur et dur d'Alain Jeannet, chantre du libéralisme officiel. L'impression de fourre-tout est la même, à la différence près que l'Hebdo d'aujourd'hui n'a que deux préoccupations : l'argent et les people. Qui sont le plus souvent mêlés ou liés, d'ailleurs, puisque l'idée dominante est que les people sont intéressants parce qu'ils ont de l'argent ; et que l'argent est important parce qu'il produit des people!

    Regardez les couvertures de notre hebdomadaire national. Semaine 1 : Comment gagner plus d'argent ? Semaine 2 : Comment payer moins d'impôts ? Semaine 3 : comment gagner encore plus d'argent ? Semaine 4 : comment payer encore moins d'impôts ? Etc.

    Quant au contenu, il s'allège chaque semaine, au point de devenir quasi immatériel, à mesure que les préoccupations économiques deviennent obsédantes. Est-ce un paradoxe ? Sans doute pas. On remarque que les rubriques nationale et internationale ont été remplacées par la rubrique « Actuels ». La rubrique économique s'intitule très pédagogiquement « Mieux comprendre ». Quant à la culture, elle a passé purement et simplement par-dessus bord au profit du bazar intitulé « Passions » ! L'Hebdo ne parle plus guère de livres, de films, de disques ou de pièces de théâtre, mais d'icônes (littéraires ou cinématographiques) et de people, bien sûr. Ce qui compte, désormais, c'est l'image, l'interview-choc, les révélations sur la vie privée de quelques VIP autoproclamés, comme Kudelski, Chessex ou l'inénarrable Marie-Hélène Miauton. Ce qui fait de L'Hebdo, désormais, le magazine préféré des coiffeurs, au même titre que Voici, Gala ou Interview.

    Sans doute est-là la l'ambition profonde d'Alain Jeannet. Mais ce n'est assurément pas celle des Romands, qui boudent de plus en plus un journal autrefois prestigieux qui a perdu son âme, ou plutôt l'a vendue  aux valeurs dépassées (et nauséabondes) de la finance.

  • On ne prête qu'aux riches

    images.jpegIl m'arrive de fréquenter des écrivains ; certains, toujours les mêmes, bien introduits dans les sphères officielles, écument, à Berne ou à Zürich, les coquetèles et les mondanités ; d'autres, de loin les plus nombreux, essaient d'écrire des livres et, lorsqu'ils y parviennent, se lancent dans l'interminable course d'obstacles de la demande de subventions. Il faut rédiger des dossiers en 3, 4, voire 5 exemplaires, demander des devis, évaluer les ventes possibles, etc. Toutes ces démarches prennent généralement deux fois plus de temps que pour écrire un livre. Et, au final, l'auteur récolte, avec un peu de chance, 1000 à 2000 Frs d'aide à la publication. Il n'en verra bien sûr pas le moindre centime, puisque ce subside ira directement à son éditeur…
    Mais les temps vont changer, peut-être, depuis que Berne, après avoir gardé un silence farouche, a décidé de venir en aide à la principale banque de Suisse, pleurant misère et obligée, à son tour, de faire la manche, sinon le trottoir.
    Bonne nouvelle pour tous ceux qui ont de la peine à boucler leurs fins de mois ! Bonne nouvelle, aussi, pour tous les artistes quémandant, ici ou là, quelques centaines de francs pour survivre ou poursuivre un travail obstiné (et plus nécessaire que jamais) !
    Car enfin, si le Conseil fédéral trouve en une soirée quelques dizaines de millions, euh, pardon, de MILLIARDS pour aider une pauvre banque tombée soudain dans la misère, il trouvera sans problème quelques — soyons fous! — dizaines de millions non pas pour faire œuvre philanthropique, mais pour aider, stimuler, encourager la création artistique, qui constitue la vraie richesse de ce pays! Oui, soyons fous, rêvons à ce que serait un pays — la Suisse, par exemple — si le centième, voire le millième de l'argent gaspillé par les banques (UBS en tête) dans la débâcle américaine avait été investi à bon escient dans la création !
    C'est-à-dire dans le présent et l'avenir.