Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 5

  • Les livres de l'été (11) : Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure, de Pierre Béguin

    images-5.jpegSous ce titre biblique, l’écrivain Pierre Béguin (né à Genève en 1953) nous conte une drôle d’histoire, on ne peut plus moderne, qui est l’antithèse parfaite de la citation de l’Évangile (Mathieu 25 ; 13). Un soir, entre la poire et le fromage, presque en catimini, ses parents lui annoncent qu’ils vont bientôt mourir. Au seuil de la nonantaine, ils souffrent l’un et l’autre dans leur corps, comme dans leur âme, du déclin de leurs forces. Ce qui, après une vie de labeur, d’abnégation, de modestie et d’« honnêteté jusqu’à la naïveté », semble être dans la nature des choses. Ce qui l’est moins, et qui stupéfie le narrateur, c’est qu’ils lui donnent le jour et l’heure de leur mort : tous deux, après mûre et secrète réflexion, ont décidé de faire appel à Exit et ont fixé eux-mêmes la date de leur disparition : ce sera le 28 avril 2012 à 14 heures…

    C’est le point de départ, si j’ose dire, du livre poignant de Pierre Béguin. Comment réagir face à la violence inouïe d’une telle annonce ? Faut-il se révolter ? Ou, au contraire, tenter de la comprendre et accepter, en fin de compte, l’inacceptable ? Quoi qu’il décide, le fils se trouve pris dans les filets d’une culpabilité sans fond. Soit il refuse d’entendre la souffrance de ses parents. Soit il se fait complice de leur suicide.

    Ainsi, le fils se trouve un jour dans la position intenable du juge qui cautionne ou condamne la mort de ceux qui lui ont donné la vie. Mais de quel droit peut-il s’opposer à leur liberté essentielle ? Et que commande l’amour ? Abréger leurs souffrances ou les forcer, au nom de la morale chrétienne, à poursuivre leur chemin de croix ?

    Aimer, c’est reconnaître à l’autre sa liberté, fût-elle mortelle. Le fils accepte donc cette mort programmée. Il revient dans la ferme familiale (son père est maraîcher). Il retrouve sa chambre d’enfant. Et, la veille du jour fatal, il se met à écrire. Une vie de rigueur et de discipline. De colères et d’humiliations. Dont la hantise, répétée maintes fois, était de tenir sa place et de ne jamais faire honte. Une vie de silence surtout. Un silence mortifère qui rongeait toutes les conversations.

    Comme il est difficile de parler à son père ! Ou à son fils.

    Alors, sur ce terrain miné, on échange des insultes. On joue de l’ironie. On distribue des gifles ou des coups de pieds au cul.

    796236_f.jpg.gifDe manière admirable, Pierre Béguin revisite son passé. Il cherche à trouver l’origine de cette faille qui le sépare de ses parents. Comme Annie Ernaux**, il constate que cette faille est liée aux études : le père a quitté tôt l’école et le fils, en poursuivant les siennes, a trahi ses racines, et son milieu social. Et il a aggravé cette faille en voulant devenir écrivain. Ce que son père n’a jamais compris.

     Au fil des heures, la mort s’approche. Inéluctable et pourtant désirée. Ils vont entrer, bientôt, dans le domaine des dieux.

     Le fils assiste à leur départ. Il écrit pour ne pas pleurer. Il recueille leurs dernières paroles, leurs derniers gestes.

    Il répare le silence.

    * Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, Éditions de l’Aire/ Philippe Rey, 2013.

    ** Annie Ernaux, La Place et Une Femme, Folio.

  • Les livres de l'été (10) : Ma Vie et autres trahisons, de Roland Jaccard

    images-5.jpegAvec Roland Jaccard, c’est agréable, on ne perd pas son temps. D’emblée, il annonce la couleur. « Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. »  Faute avouée est à moitié pardonnée, dit-on. Mais on connaît le zèbre. Cet aveu de faiblesse, comme souvent, est la première pièce d’un procès que l’auteur, livre après livre, s’intente à lui-même, suivant l’exemple de son frère de macération Henri Frédéric Amiel. Autocritique, cynisme, autodénigrement : ce sont les armes qu’utilise Jaccard avec, il faut le dire, non seulement une grande intelligence, qui confine parfois à la rouerie, mais aussi un style et une attitude (on n’osera pas parler d’éthique) : la suprême élégance des désespérés.

    Car Jaccard, c’est d’abord un style, à la fois libre et transparent, inimitable en ce qu’il est parfaitement singulier, une phrase limpide qui rend le récit alerte, des piques jouissives (sur Michel Contat, « sartrien de droite légèrement masochiste », Josyane Savigneau, alias Pepita Bourguignon, sa grande ennemie au Monde, ou encore Étienne Barilier, qui a écrit un livre au titre prophétique, Soyons médiocres !, et qui l’est devenu). Des piques et des fusées, des aphorismes savoureux : « J’ai toujours pris pour règle de négliger la moralité, mais de respecter les formalités. »

    images-3.jpegSon dernier livre, Ma vie et autres trahisons*, n’est pas un roman, ni un essai, ni une confession, mais les trois à la fois. Jaccard n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il mêle les genres, sans avoir l’air d’y toucher.

    Roman d’amour, ou plutôt d’initiation, car l’auteur, qui ne se reconnaît pas les qualités d’un grand amoureux, aime au contraire à initier les choses de l’amour, et si possible avec des nymphes qui ont à peine 16 ans. En ce domaine, il est incorrigible. Si l’on voulait interroger un psy, disons le Dr Grafenstein, il dirait sans doute que la libido de l’auteur s’est arrêtée à l’adolescence, et qu’il recherche, inlassablement, dans ses expériences amoureuses, le premier émoi éprouvé à cet âge-là. Après Sugar babies**, ode inoubliable aux jeunes lectrices de mangas, Jaccard nous livre un autre pan de sa vie galante : ce qui reste de toutes ses rencontres, parfois fugaces, avec Candy, par exemple, l’amoureuse lausannoise, Masako, la jeune graphiste japonaise ou encore cette inconnue, très jeune bien sûr, à qui l’auteur lit chaque nuit des pages de L’Antéchrist de Nietzsche, pour l’édifier ! DownloadedFile.jpegIl n’y a pas de nostalgie de ces évocations d’un passé plus ou moins révolu, mais au contraire la tentative de saisir la grâce d’un moment d’abandon où les amants, délivrés de leur moi (c’est-à-dire de toute volonté de puissance) jouissent librement l’un de l’autre.

    Bien qu’il fourmille de citations et d’aphorismes plus ou moins sentencieux, le livre de Jaccard n’est pas un essai non plus. On connaît la philosophie de l’auteur, quelque part entre un nihilisme désabusé d’un Nietzsche ou d’un Schopenhauer et un hédonisme assumé à la Henry Miller, par exemple. Il développe ici une sorte d’art de vivre et d’aimer, dont les points cardinaux (les jeunes filles, la littérature, la culture japonaise, le ping-pong) sont moins superficiels qu’il n’y paraît. Parce que, comme tous les grands livres nous l’apprennent, c’est à force d’être superficiel que l’on devient profond.

    5148XN94N6L._SL500_AA300_.jpgDes confessions ? Chaque ouvrage de Jaccard en est une à sa manière, qu’il s’agisse d’ouvrages « sérieux », comme La Tentation nihiliste ou L’Exil intérieur, ou de livres plus « légers », comme Des femmes disparaissent (mais Jaccard abolit ces distinctions factices entre les genres). Ma vie et autres trahisons n’échappe pas à cette règle. L’auteur se livre, avec humour et détachement, à une mise à nu — presque une exhibition — de ses fantasmes et de ses émotions. On pense ici à Amiel, le maître incontesté du journal intime (16'000 pages, quand même, pour dire le vide de sa vie genevoise), et surtout à Benjamin Constant, dont Jaccard est un fervent admirateur. DownloadedFile-1.jpegL’auteur ne raconte pas sa vie (pitié !). Il la découpe au scalpel, il retourne le couteau dans la plaie, il jette du sel sur ses blessures.

    Et, curieusement, au lieu du rien qu’on nous avait promis, on touche une vérité qui frappe au cœur et nous donne envie de lire ou de relire les autres livres de Roland Jaccard, ce Lausannois exilé à Paris, amateur de piscines et de jeunes filles en fleur, qui aime à trahir ses amis, sa patrie, ses idées, mais avant tout à se trahir lui-même. Ce qui fait la valeur de ses livres

    * Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, 2013.

    ** Sugar Babies (illustrations de Romain Slocombe), Zulma, 2002.

     

  • Les livres de l'été (9) : Toutes les fois où je suis morte, de Marie-Christine Buffat

    buffat, xenia, mort, humourIl y a de la verve et de la morgue dans les nouvelles de Marie-Christine Buffat (née en 1973 à Fribourg), à qui l’on doit, déjà, trois livres : La Piqûre, School underworld et les ondes maléfiques et La Toupie. De la verve, tout d’abord, parce que les treize nouvelles qui composent ce livre*, bien qu’elles traitent de la mort, éclatent de vitalité, et que l’auteur, qui ne le cache pas, prend un plaisir pervers à raconter ces tranches de vie extrême, en proie à l’émotion, à la détresse, aux sentiments inattendus. De la morgue, aussi, il y en a beaucoup, dans ces portraits de femmes qui cherchent à être enfin elles-mêmes, libérées des clichés et des conventions que leur impose une société éprise de faux-semblants. Et cette morgue, ultime provocation dans ces petites morts quotidiennes, éclate comme un rire tantôt désespéré, tantôt libérateur.

    De la première mort (celle de l’enfance) à la perte de la virginité (scène cocasse où la narratrice essaie d’entrer dans la danse, sans y parvenir vraiment), de l’humiliation à l’ennui, du chagrin à l’impatience, Marie-Christine Buffat joue sur plusieurs registres en se glissant dans la peau de treize femmes différentes. buffat, xenia, mort, humourOn a le cœur noué, l’angoisse au bout des lèvres et l’on rit de ces tranches de vie déchaînées qui chaque fois nous plongent au fond d’une passion ordinaire et mortelle. Le ton est alerte ; la voix de chacune de ces femmes, singulière et reconnaissable. C’est une manière de tour de force que de montrer ainsi les fêlures de l’être humain, de creuser et de disséquer, sans jamais tomber dans le sordide ou le gratuit.

    Bien sûr, comme le suggère la couverture du livre, la mort n’est jamais loin. Elle rôde comme une menace. Elle est aveugle et scandaleuse. Elle fauche les enfants, comme les chats et les âmes innocentes. Dans ses nouvelles, Marie-Christine Buffat la nargue et la tient à distance : l’étroite distance de l’écriture. C’est pourquoi cette mort n’est pas définitive. Les héroïnes du livre — blessées, humiliées, outragées — peuvent s’en remettre. Une forme de résilience les pousse à se relever, toujours, dans les pires circonstances.

    On meurt tous plusieurs fois. Et chaque jour de notre vie. Mais l’essentiel n’est-il pas, dans ces morts symboliques, de reprendre inlassablement le combat ?

    * Marie-Christine Buffat, Le nombre de fois où je suis morte, nouvelles, Editions Xénia, 2012.