Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 4

  • Les livres de l'été (13) : Patrick Roegiers, un Belge heureux

    DownloadedFile.jpegLes peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit-on. C'est le cas de la Suisse, dont l'histoire est secrète, pour ne pas faire trop d'envieux. C'est le cas, également, de la Belgique, petit pays de 9 millions d'habitants, coincé entre la France, l'Allemagne et les Pays-Bas, dont on sait peu de choses, finalement. Grâce à Patrick Roegiers — écrivain, journaliste, spécialiste de photographie — cela risque bien de changer…

    « Ce sont les artistes qui font un pays. Et les hommes politiques qui le défont. » Ce credo, Roegiers l'applique à la lettre dans son dernier roman, Le bonheur des Belges*, qui aurait dû avoir le Prix Goncourt, si les jurés lisaient les livres qu'ils reçoivent. Mais c'est une autre histoire…

    Dans ce roman au souffle picaresque, Roegiers passe en revue (et à la moulinette) toute l'histoire de son pays, qu'il a quitté il y a 25 ans, pour s'établir en région parisienne. Il se glisse dans la peau d'un garçon de onze ans, sans prénom ni parents, qui va revisiter l'histoire et la géographie de la Belgique. Dans chaque chapitre (il y en a 9), il rencontre un personnage fameux qui l'entraîne à sa suite. DownloadedFile-2.jpegAinsi a-t-il pour guide Victor Hugo qui l'accompagne sur la morne plaine de Waterloo et refait, pour lui, la sanglante bataille. Quelle faconde ! Puis il rencontre le grand Jacques Brel, qui a donné ses lettres de noblesse au « plat pays », comme la Malibran lui a donné naissance. DownloadedFile-1.jpegQuelle puissance !

    On se rend, par la suite, à l'exposition universelle de Bruxelles (1958), dont l'attraction était l'Atomium, qui reste encore dans toutes les mémoires (dont la mienne). On file le train aux champions de la petite reine (le vélo a été inventé par et pour les Belges, non ?), aux Merckx, de Vlaminck, Vandenbroucke, Van Steenbergen, Van Loy, etc.

    Autant dire qu'on file un train d'enfer. Le lecteur, époustouflé, peine parfois à retrouver son souffle. Quel rythme !

    On croise Hugo Claus, auteur du Chagrin des Belges, dont le livre de Roegiers est le pendant joyeux. Mais aussi Verlaine, à peine sorti de prison après avoir tiré sur son jeune amant, Arthur Rimbaud. Et puis Nadar, qui nous emmène faire un tour dans sa nacelle et prendre des photos. Et Tintin, bien sûr, avec son ami Gaston Lagaffe, symboles mêmes de la fantaisie belge. On croise le fantôme de Simenon et l'ombre inquiétante de Marc Dutroux. Quelle imagination !

    Bref, on ne s'ennuie pas, mais pas du tout, dans le dernier roman de Patrick Roegiers. Il est bourré de vie et de couleurs comme une toile de Breughel (dont il parle longuement, avec une érudition savoureuse).

    Rien à dire : la Belgique est un grand pays. Elle a donné des myriades d'artistes et de sportifs, des chanteurs, des peintres, des architectes, des écrivains. Roegiers les fait revivre dans une langue éblouissante, jouant sur tous les styles et les registres (théâtre, poème, récit épique). Plus qu'un éloge de la Belgique, son roman est une ode à la langue — à toutes les langues, puisqu'ici le français se mélange souvent au flamand, à l'anglais, à l'allemand.

    On rêve d'écrire, un jour, le Bonheur des Suisses…

    * Patrick Roegiers, Le Bonheur des Belges, roman, Grasset, 2012.

  • Je t'aime, moi non plus (une histoire d'amour)

    images-1.jpegC’est une histoire d’amour, étrange et compliquée, que la Suisse vit avec l’Europe. On se souvient du 6 décembre 1992, que Jean-Pascal Delamuraz, devant les caméras de la télévision, sur un ton dramatique, qualifia de « dimanche noir », parce que les citoyens de ce pays, du bout des lèvres, à 50,3%, avaient refusé l’entrée de la Suisse dans l’EEE (et non l’Union Européenne).

    Depuis, les choses n’ont guère changé. Ou alors, si elles ont changé, c’est dans le sens d’un refus plus important. Si le peuple était appelé à voter aujourd’hui, le résultat ne serait pas de 50,3% de non, mais de 70 ou même de 80% de refus.

    Pourtant, tout le monde est d’accord : géographiquement, la Suisse est au cœur de l’Europe. Elle est son château d’eau et son jardin d’Eden. D’autres diront : son coffre-fort. Elle fait partie de de son histoire et de sa structure. Culturellement aussi, elle est au carrefour des cultures latine et germanique. On y parle joyeusement quatre langues (même si l’on ne se comprend pas toujours). Politiquement, elle fonctionne, depuis des lustres, sur un modèle fédéraliste qui semble avoir fait ses preuves — même si, à chaque votation, on remarque des clivages entre ville et campagne, et cantons romands et alémaniques. On dirait qu’elle a fait sienne la devise du sénateur américain David Moynihan : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire. »

    Où est le problème alors ? Pourquoi la Suisse, quand l’Europe lui fait les yeux doux en lui disant je t’aime, répond toujours par une grimace : moi non plus ?

    C’est que l'Europe n'est pas seulement un cap géographique qui s'est donné la figure d'un cap spirituel, à la fois comme histoire et comme projet. Elle confond son visage avec l’économie marchande. images.jpegAu lieu d’égaliser les différences, elle fait régner partout le droit du plus fort (en Europe, comme au foot, le plus fort, c’est l’Allemagne). Elle étouffe certains pays (Grèce, Espagne, Portugal) sous le poids de la dette. Elle est régie, depuis Bruxelles, par une bureaucratie tentaculaire, qui tisse chaque jour de nouvelles réglementations. En un mot, elle est loin de cette Europe fédérale et démocratique dont rêvait Denis de Rougemont (1906-1985), premier penseur européen et écolo, que les fonctionnaires de Bruxelles feraient bien de relire.

    La Suisse comporte 26 cantons, l’Europe, 28 états. Mais la comparaison s’arrête là. La Suisse n’a jamais eu aucun désir d’expansion, quand l’Europe, pour avancer, a besoin de nouveaux marchés : aujourd’hui, la Croatie. Demain, le Kosovo. C’est la loi du vélo : s’il n’avance pas, il se casse la gueule…

    Dans le corps à corps amoureux, comme le susurraient Serge Gainsbourg et Jane Birkin, l’important (si j’ai bien compris la chanson) était de se retenir. Pour l’instant, la Suisse se retient. Elle a raison. Même si l’Europe a mis le cap sur elle, elle n’est pas encore arrivée au port.

  • Les livres de l'été (12) : Corinna Bille

    DownloadedFile.jpegQue reste-t-il après la fin du monde ? Les derniers exploits des banksters helvétiques, jamais à court d’imagination ? Le sourire hypocrite de Poutine, rêvant d’accueillir Gérard Depardieu en Russie ? Une nouvelle guerre pour relancer le commerce des armes ?

    Non, rien de tout cela. Après l’apocalypse, une fois débarrassé de tout le superflu, et définitivement allégé, il nous reste des livres. À lire et à relire. Car on n’en a jamais fini avec les livres. Une seule vie ne suffit pas. Heureusement, le temps n’est plus compté après la fin du monde !

     En 2012, Jean-Jacques Rousseau aura fêté gaillardement ses trois cents ans. Son œuvre multiforme n’a pas pris une ride. Cette célébration a failli éclipser un autre anniversaire, tout aussi important. images-6.jpegCelui de Corinna S. Bille, immense écrivain de la terre, du mystère féminin, des sensations secrètes, de la musique des mots.

    Corinna, parlons-en ! C’est la demoiselle sauvage de la littérature romande. Une icône. Née à Lausanne en 1912, c’est à Sierre, pourtant, dans le manoir enchanté du Paradou, qu’elle passe son enfance, avant de partir étudier à Lucerne, puis à Zurich. À vingt ans, elle joue les script-girls pendant le tournage du Rapt, film adapté de La Séparations des races de C. F. Ramuz et elle rencontre Vital Geymond, un acteur de la troupe de Charles Dullin, en tombe amoureuse, le suit à Paris, l’épouse en 1924. Mariage blanc. Magie noire de l’amour. Elle retourne en Suisse, publie son premier livre (Printemps, 1939) et rencontre l’homme qui partagera sa vie : Maurice Chappaz. De cette rencontre naîtront trois enfants. Et une multitude de livres, Maurice et Corinna s’encourageant mutuellement, chacun donnant à l’autre la force d’écrire, malgré une vie matérielle difficile, en dépit des reproches, des quolibets, des menaces.

     Quand on demande à Corinna pourquoi elle écrit, voici ce qu’elle répond : « On ne peut pas supporter le bonheur, on ne peut pas supporter la souffrance. L'écriture c'est un remède à l'insupportable. Mon travail seul me donne l'équilibre, la cohérence nécessaire, que ni le social, ni le religieux, ni l'aventure, ni même la maternité ne peuvent m'assurer ».

    images-3.jpegCorinna S. Bille a cent ans, donc, et il faut remercier Patrick Amstutz, qui dirige à Bienne la collection Le Cippe, d’avoir célébré cet anniversaire en publiant un important recueil d’hommages, d’études et de témoignages consacrés à cet écrivain majeur de la littérature européenne*. images-5.jpegMaryline Desbiolles, Gilberte Favre**, Jérôme Meizoz, grands spécialistes de Corinna, disent leur surprise ou leur admiration devant cette œuvre au charme unique, et jamais épuisé. Alain Bagnoud monte au village de Corin pour faire plus ample connaissance avec la mère de Corinna, Catherine Tapparel, alors que Corinne Renevey montre le rayonnement de son œuvre au-delà des mers, en Ontario canadien, où elle trouve un écho profond. Le regretté Germain Clavien raconte comment il a fait connaissance de Corinna dans son chalet de Chandolin.

     Oui, après la fin du monde, fêtons Corinna Bille comme elle le mérite, en relisant ses livres : merveille de poésie, de mystère amoureux, d’humanité !

     

    * Cippe à Corinna Bille, sous la direction de Patrick Amstutz, ACEL et éditions infolio, 2012.

    ** Gilberte Favre, Corinna Bille, le vrai cointe de sa vie, L'Aire bleue, 2012.