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  • Les livres de l'été (19) : Philippe Sollers fait une fugue

    images-1.jpegUn éditeur romand de mes amis, il y a quelques temps, se lamentait sur le déclin de la littérature française. « Pas de Sartre, pas de Camus, aujourd'hui, disait-il. Plus de monstres sacrés. Plus que des sous-produits commerciaux comme Christine Angot, Olivier Adam, Guillaume Musso. Quelle décadence ! »

    À cela, j'osai répondre que, tout de même, parmi les 700 romans de la rentrée, par exemple, il y en avait de tout à fait convenables, sinon remarquables. Et que peu de littératures pouvaient, aujourd'hui, offrir une telle richesse et une telle diversité. Je citai quelques noms : Quignard, Djian, Le Clézio, Sollers. » À ce nom, l'éditeur s'échauffa. « Sollers ? Mais ce n'est pas un écrivain. C'est du bluff. Du vent. Il n'a pas écrit un bon livre. » La discussion en resta là, chacun campant sur ses positions.

    images.jpegUne semaine plus tard, je reçois le dernier livre de Philippe Sollers, Fugues*, 1114 pages, un recueil d'articles qui fait suite à La Guerre du goût (1994), Éloge de l'Infini (2001) et Discours parfait (2010). Une véritable somme (près de 5000 pages!) qui brasse et embrasse toute la littérature mondiale, d'Homère à Céline, de Casanova à Diderot, de Joyce à Proust, de la Chine aux avant-gardes italiennes ou allemandes. Une radiographie unique et remarquable de la littérature d'hier et d'aujourd'hui. Un regard d'aigle. Un scalpel affûté et précis. Bien sûr, Sollers y parle beaucoup de Sollers (entretiens, préfaces, réflexions sur ses livres). Mais pourquoi un écrivain n'aurait-il pas le droit de revenir sur ses livres — toujours peu ou mal compris ? Bien sûr, parmi les auteurs étudiés, il y a peu de Belges, peu d'écrivains africains (pourtant, les talents ne manquent pas). Pas de Suisse (même pas Rousseau !). Mais il y a Diderot, Baudelaire, Aragon, Montherlant, Melville, Hemingway, etc.

    En prime, quelques fusées. Essais ? Poèmes ? Débuts de romans ? Comme ce texte intitulé sobrement « Culs ».

    « Dans chaque femme, donc, deux femmes.

    L'une parfaitement présentable, bien élevée, cultivée, bien prise.

    L'autre pleine de choses horribles, d'obscénités inouïes, avec son laboratoire d'insultes et d'injures, ses trouvailles hardies.

    Elles ne se rencontrent jamais. C'est pourtant la même. »

    Ou encore cette phrase, énigmatique, dont j'attends du lecteur qu'il me livre le sens.

    « Le bon cul est toujours catholique, expérience de voyageur. »

    * Philippe Sollers, Fugues, Gallimard, 2012.

  • Les livres de l'été (18) : Yasmina Reza

    images-7.jpegQu’en est-il, aujourd’hui, des amours de la carpe et du lézard ? De l’hirondelle et du castor ? Du hérisson et de la pie ?

    Autant de couples improbables, appartenant à des espèces trop différentes. Pourtant, ils se rencontrent. Et on peut même imaginer qu’ils s’apprécient, sinon qu’ils s’aiment. Mais, comme ils ne peuvent se reproduire ensemble, ils sont condamnés à se chérir de loin.

    Et qu’en est-il, aujourd’hui, des hommes et des femmes ? Ne voit-on pas, autour de nous, des couples aussi improbables que celui de la carpe et du lézard, condamnés, chacun, à sortir de son élément pour aller à la rencontre de l’autre ? Y a-t-il beaucoup de couples aussi bien assortis que Brad Pitt et Angelina Jolie, par exemple, ou Victoria et David Beckham — si l’on met de côté des couples aussi mythiques que les Kopp, les Clinton et les Calmy-Rey ?

    Le couple, cet étrange alliage entre les sexes parfois opposés, parfois complices, forme la matière du dernier roman de Yasmina Reza. Son titre énigmatique, Heureux les heureux*, fait référence à un poème de Jorge Luis Borgès : « Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour. » Et là, Yasmina Reza n’y va pas de main morte ! On connaît Art, la pièce de théâtre qui l’a rendue célèbre en 1994. images-5.jpegEt l’on a encore en mémoire le dernier film de Roman Polanski, Carnage, dont Reza a écrit les dialogues et le scénario. Ici, elle passe au scanner une dizaine de couples, plus ou moins improbables, issus quelquefois du hasard, basés sur l’intérêt financier, et plus souvent l’hypocrisie, le mensonge ou la lâcheté.

    Composé d’une vingtaine de monologues (chaque personnage parle en son nom), qui se croisent, se télescopent, se contredisent parfois, le roman avance par cercles concentriques. Et le centre, c’est le couple. Et ses diverses composantes : l’amour, le sexe, la tendresse, les disputes, les rêves, la jalousie, etc.

    images-6.jpegD’une écriture nerveuse, qui colle à notre époque hystérique, Yasmina Reza brosse une fresque épatante de drôlerie et de cruauté où chacun trouvera à méditer. Depuis la vieille tante insortable (car elle dit à haute voix tout ce qui lui passe par la tête, autrement dit la vérité) à l’adolescent qui se prend pour Céline Dion (au point de parler à ses parents avec l’accent canadien), depuis l’oncologue gay qui rêve de tendres sévices, au joueur de bridge invétéré qui bouffe son roi de trèfle à cause de sa femme qui a mal donné. Reza a le génie de l’observation. C’est enlevé, papillonnant et plus profond qu’il n’y paraît. Elle met le doigt où ça fait mal. Et ça nous fait du bien.

    Si le couple fusionnel est un leurre, il reste le couple au quotidien. Un long travail d’approche, d’écoute et de partage. Et rien n’empêche de concevoir les amours mystérieuses de la carpe et du lézard.

    Il faut imaginer un couple heureux.

     * Yasmina Reza, Heureux les heureux, roman, Flammarion, 2013.

  • Les livres de l'été (17) : Emmanuel Carrère

    DownloadedFile-2.jpegParmi les écrivains français contemporains, Emmanuel Carrère est sans conteste l'un des plus importants. Chacun de ses livres est un étonnement. Qu'il trace le portrait de Jean-Claude Romand, serial killer et imposteur de nos contrées, dans L'Adversaire*, ou qu'il nous promène de France et en ex-URSS, dans Un roman russe**, sur les traces de son grand-père mystérieusement disparu pendant la guerre (parce que collabo), Carrère a le chic pour embarquer le lecteur dans un voyage qui le ne laisse jamais indemne. Ni l'écrivain, ni le lecteur, d'ailleurs. Écrire, pour Carrère, c'est mener une enquête sans compromis à la fois sur les autres et sur soi. C'est rechercher une vérité inavouable. Et affronter, au cours de l'instruction, tous les démons qu'on porte dans son âme (un mot très russe et carrérien).

    C'est le cas de Limonov***, le dernier livre d'Emmanuel Carrère, Prix Renaudod 2011. Le projet de départ est simple, mais ambitieux : dessiner la figure d'un poète russe, fils d'un agent de renseignement, devenu clochard, puis majordome d'un milliardaire à New York, images.jpegcoqueluche littéraire à paris, mercenaire dans les Balkans, opposant à Poutine, prisonnier, pendant quatre ans, d'un camp de redressement, etc. Ce poète s'appelle Édouard Limonov****. Il est né en 1943. Dans son pays, c'est un star. Il pourrait être le grand frère d'Emmanuel carrère.

    Car c'est bien de fraternité qu'il s'agit ici. Comme dans L'Adversaire, mais en plus réussi encore, Carrère dresse le portrait d'un monstre qui le fascine. Ici un poète génial et débauché ; là, un homme qui a tué femme et enfants pour ne pas (s')avouer la vérité. Limonov est un personnage de roman. Sa vie aventureuse se prête à tous les types de récits : l'épopée, la tragédie, la comédie, la fable burlesque. Et Carrère joue de toutes les ficelles, sur tous les registres, aidé en cela par les écrits autobiographiques de Limonov qui a tenu la chronique scrupuleuse de ses excès et de ses égarements.

    DownloadedFile.jpegSuivant son modèle pas à pas (Carrère a lu tous les livres de Limonov et passé beaucoup de temps à parler avec lui), l'auteur retrace sa vie de l'intérieur. Une vie en miroir, qui reflète la sienne et l'éclaire d'une lumière crue. Carrère aussi s'est rêvé voyou et poète génial, mais, fils de bonne famille (sa mère, Hélène Carrère-d'Encausse, est secrétaire de l'Académis française), il a été élevé dans le caviar et la soie, a suivi des études classiques et n'est jamais allé faire le coup de poing en Serbie ou en Tchétchénie.

    La grande force de Carrère, c'est cette tension, jamais abolie, entre le sujet et l'objet. La vie qu'il raconte n'est pas la sienne (pour reprendre le titre d'un de ses livres) ; et pourtant, combien d'échos, de références, de passerelles entre la vie de Limonov et celle de Carrère, qui s'est rêvé agitateur d'idées et sans doute terroriste !

    C'est un grand livre que ce Limonov, empathique, violent, profond, drôle, romanesque à souhait (on pense à Alexandre Dumas), plein de rebondissements et de fausses pistes. L'histoire d'un homme qui rêve de révolution et de littérature et essaie de mener de front ces deux combats. Un voyou perdu dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, et suivi comme son ombre par l'inspecteur Carrère, qui relève les preuves et les indices.

    Le plus curieux et le plus fascinant : cette histoire, qui est celle d'un homme seul — marginal, desperado au grand cœur, poète maudit — est aussi notre histoire. Elle raconte Limonov, la Russie et le chaos moderne, la Roumanie et la guerre des Balkans. En un mot, c'est notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    Un livre à ne pas manquer !

    * Emmanuel Carrère, L'Adversaire, P.O.L. et Folio, 2000.

    ** Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

    *** Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L. et Folio, 2011.

    **** Édouard Limonov a écrit une trentaine de livres, dont la plupart sont traduits en français. Je recommande Le poète russe préfère les grands nègres (Ramsay, 1980), Journal d'un raté (Albin Michel 1982) ; Oscar et les femmes (Ramsay, 1985) ; La Sentinelle assassinée (L'Âge d'Homme, 1995).