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nihilisme

  • La pensée est un crime (Roland Jaccard)

    Unknown-1.jpegRoland Jaccard aime les paradoxes. C'est normal : il en est un. Ce Lausannois exilé à Paris (ici à la piscine Deligny, avec Gabriel Matzneff) cultive l'esprit viennois fin de siècle, le nihilisme, la lucidité et le désenchantement. Ses maîtres à penser sont des tueurs : ils se nomment Cioran, Schopenhauer, Spinoza, Freud, Schnitzler, Karl Kraus. Chacun, à sa manière, arrache les masques du réel pour nous rendre à notre humble condition de mortel. Ces tueurs, souvent, ont payé le prix fort pour avoir soutenu une vérité qui dérange : le suicide, la solitude, la pauvreté, etc. 

    Unknown.jpegDans son dernier livre, Penseurs et tueurs*, un bijou, Jaccard rend hommage à ces figures de la liberté souveraine sans qui — c'est une évidence — nous ne serions pas ce que nous sommes. Ces docteurs en désespoir (Cioran, Schopenhauer) nous ont ouvert des horizons insoupçonnés en renversant les idoles éternelles (Freud l'iconoclaste) ou en jetant une lumière crue sur nos désirs et nos résolutions égotistes.

    Le paradoxe, c'est que cet hommage aux penseurs de la mort n'a rien de triste, ni de morbide. Au contraire, il se dégage de ces chapitres courts et intenses une véritable jubilation à retrouver, en chair et en os, sous la plume de Jaccard, ces maîtres du désenchantement. On y retrouve avec un infini plaisir le grand Cioran, dans sa mansarde de la rue de l'Odéon, esprit brillant et solitaire. Mais aussi Marcel Proust, ce tueur du roman français qui payait les critiques du Figaro pour écrire sur ses livres (quand il n'écrivait pas lui-même les critiques en question!). 

    images.jpegLes plus belles pages, à mon sens, retracent une rencontre, une vraie rencontre, avec Michel Foucauld, par exemple, ou Serge Doubrovsky.
    Le premier a éclairé l'histoire de la folie et de la prison en Occident, avant de s'attaquer à Freud et à Lacan dans son Histoire de la sexualité. Il a les mêmes intérêts que Jaccard. Rue Vaugirard, deux grands esprits se rencontrent. Et cette rencontre est mémorable.

    « La plus belle chose qu'on puisse offrir aux autres, disait Foucauld, c'est sa mémoire. »

    Bernard Pivot, dans un Apostrophes resté célèbre, accusa Serge Doubrovsky d'avoir tué sa femme pour écrire son extraordinaire Livre brisé. Vérité ou mensonge ? Unknown-3.jpegOn a encore en mémoire les bredouillements de Doubrovsky, pris en flagrant délit. Jaccard lui rend hommage, mais le classe certainement dans la catégorie des « penseurs-tueurs ». Là encore de très belles pages…

    Comme ces rencontres imaginaires avec Fernando Pessoa ou Oscar Wilde. Au fond, l'écriture permet un dialogue silencieux avec toutes les ombres qui nous entourent. Et ces ombres, avec le temps, deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus bavardes…

    Jaccard n'évite pas l'actualité, pleine de tueurs à la petite ou à la grande semaine. L'affaire Weinstein (un règlement de comptes œdipien, selon RJ), le triomphe des nymphettes, le cinéma hollywoodien, grand pourvoyeur de rêves et de crimes, etc. On retrouve, en fin de parcours, la frange inoubliable de Louise Brooks qui demande à l'auteur de lui fournir un pistolet pour mettre fin à ses jours malheureux. Mais Jaccard, en bon disciple d'Amiel, se défilera.

    * Roland Jaccard, Penseurs et tueurs, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2018.

  • Les livres de l'été (10) : Ma Vie et autres trahisons, de Roland Jaccard

    images-5.jpegAvec Roland Jaccard, c’est agréable, on ne perd pas son temps. D’emblée, il annonce la couleur. « Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. »  Faute avouée est à moitié pardonnée, dit-on. Mais on connaît le zèbre. Cet aveu de faiblesse, comme souvent, est la première pièce d’un procès que l’auteur, livre après livre, s’intente à lui-même, suivant l’exemple de son frère de macération Henri Frédéric Amiel. Autocritique, cynisme, autodénigrement : ce sont les armes qu’utilise Jaccard avec, il faut le dire, non seulement une grande intelligence, qui confine parfois à la rouerie, mais aussi un style et une attitude (on n’osera pas parler d’éthique) : la suprême élégance des désespérés.

    Car Jaccard, c’est d’abord un style, à la fois libre et transparent, inimitable en ce qu’il est parfaitement singulier, une phrase limpide qui rend le récit alerte, des piques jouissives (sur Michel Contat, « sartrien de droite légèrement masochiste », Josyane Savigneau, alias Pepita Bourguignon, sa grande ennemie au Monde, ou encore Étienne Barilier, qui a écrit un livre au titre prophétique, Soyons médiocres !, et qui l’est devenu). Des piques et des fusées, des aphorismes savoureux : « J’ai toujours pris pour règle de négliger la moralité, mais de respecter les formalités. »

    images-3.jpegSon dernier livre, Ma vie et autres trahisons*, n’est pas un roman, ni un essai, ni une confession, mais les trois à la fois. Jaccard n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il mêle les genres, sans avoir l’air d’y toucher.

    Roman d’amour, ou plutôt d’initiation, car l’auteur, qui ne se reconnaît pas les qualités d’un grand amoureux, aime au contraire à initier les choses de l’amour, et si possible avec des nymphes qui ont à peine 16 ans. En ce domaine, il est incorrigible. Si l’on voulait interroger un psy, disons le Dr Grafenstein, il dirait sans doute que la libido de l’auteur s’est arrêtée à l’adolescence, et qu’il recherche, inlassablement, dans ses expériences amoureuses, le premier émoi éprouvé à cet âge-là. Après Sugar babies**, ode inoubliable aux jeunes lectrices de mangas, Jaccard nous livre un autre pan de sa vie galante : ce qui reste de toutes ses rencontres, parfois fugaces, avec Candy, par exemple, l’amoureuse lausannoise, Masako, la jeune graphiste japonaise ou encore cette inconnue, très jeune bien sûr, à qui l’auteur lit chaque nuit des pages de L’Antéchrist de Nietzsche, pour l’édifier ! DownloadedFile.jpegIl n’y a pas de nostalgie de ces évocations d’un passé plus ou moins révolu, mais au contraire la tentative de saisir la grâce d’un moment d’abandon où les amants, délivrés de leur moi (c’est-à-dire de toute volonté de puissance) jouissent librement l’un de l’autre.

    Bien qu’il fourmille de citations et d’aphorismes plus ou moins sentencieux, le livre de Jaccard n’est pas un essai non plus. On connaît la philosophie de l’auteur, quelque part entre un nihilisme désabusé d’un Nietzsche ou d’un Schopenhauer et un hédonisme assumé à la Henry Miller, par exemple. Il développe ici une sorte d’art de vivre et d’aimer, dont les points cardinaux (les jeunes filles, la littérature, la culture japonaise, le ping-pong) sont moins superficiels qu’il n’y paraît. Parce que, comme tous les grands livres nous l’apprennent, c’est à force d’être superficiel que l’on devient profond.

    5148XN94N6L._SL500_AA300_.jpgDes confessions ? Chaque ouvrage de Jaccard en est une à sa manière, qu’il s’agisse d’ouvrages « sérieux », comme La Tentation nihiliste ou L’Exil intérieur, ou de livres plus « légers », comme Des femmes disparaissent (mais Jaccard abolit ces distinctions factices entre les genres). Ma vie et autres trahisons n’échappe pas à cette règle. L’auteur se livre, avec humour et détachement, à une mise à nu — presque une exhibition — de ses fantasmes et de ses émotions. On pense ici à Amiel, le maître incontesté du journal intime (16'000 pages, quand même, pour dire le vide de sa vie genevoise), et surtout à Benjamin Constant, dont Jaccard est un fervent admirateur. DownloadedFile-1.jpegL’auteur ne raconte pas sa vie (pitié !). Il la découpe au scalpel, il retourne le couteau dans la plaie, il jette du sel sur ses blessures.

    Et, curieusement, au lieu du rien qu’on nous avait promis, on touche une vérité qui frappe au cœur et nous donne envie de lire ou de relire les autres livres de Roland Jaccard, ce Lausannois exilé à Paris, amateur de piscines et de jeunes filles en fleur, qui aime à trahir ses amis, sa patrie, ses idées, mais avant tout à se trahir lui-même. Ce qui fait la valeur de ses livres

    * Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, 2013.

    ** Sugar Babies (illustrations de Romain Slocombe), Zulma, 2002.