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Ecrivain de la comédie romande - Page 94

  • Les livres de l'année (6) : Jean-Louis Kuffer

    DownloadedFile-1.jpegCette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampire avéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts*. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité sur l’affaire Harry Québert**, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker. JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoup de bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines.DownloadedFile-3.jpeg Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste de L’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. images-3.jpegCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé, qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce.

    Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur, pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel, les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles.

    Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    DownloadedFile-4.jpegChaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et en quête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libre explore le monde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheur d’or.Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

    ** Joël Dicker, La Vérité sur l'affaire Harry Québert, de Fallois-l'Âge d'Homme, 2012.

  • Les livres de l'année (5) : Au nom du père (Pascal Bruckner)

    images-1.jpegPeu de textes, aujourd’hui, vous prennent à la gorge comme le dernier livre de Pascal Bruckner, intitulé Un bon fils*, qui trace une sorte de portrait croisé, en miroir, du père Bruckner par son fils Pascal, portrait sévère, mais juste, sans concession, d’une honnêteté et d’une intelligence très rares.

    Dans une œuvre riche et dense, composée d’essais brillants (comme La Tentation de l’innocence, 1995) et de romans très singuliers (comme Lune de fiel, 1981, adapté au cinéma par Roman Polanski, images.jpegou Les Voleurs de beauté, 1997), Pascal Bruckner poursuit, depuis trente ans, une réflexion sur nos hantises et nos remords (Le Sanglot de l’Homme blanc), nos rêves d’innocence, nos paradoxes amoureux et nos désirs d’apocalypse. Sa pensée est souvent fulgurante, et volontiers provocatrice : Bruckner ne se range pas parmi les bien-pensants. Sur tous les sujets qu’il aborde, il jette une lumière nouvelle, inattendue, qui prend tout le monde à contre-pied.

    Avec Un bon fils, l’essayiste français nous donne son meilleur livre : le plus personnel, à la fois, le plus cru et le plus cruel. Celui qu’il se devait d’écrire. Pour s’affranchir du fantôme de son père, d’abord, ce fantôme aliénant, infréquentable, et pour enfin être lui-même.

    C’est peu dire que Bruckner, comme tant d’autres, règle ses comptes avec son père — mari volage et violent, nostalgique de Vichy et antisémite forcené — : en même temps, c’est la force du livre, il lui rend grâces de sa violence et de ses haines, de l’éternelle colère de l’homme déclassé et ruiné à la fin de sa vie : cet homme qui avait tellement peur qu’on prenne son fils unique pour un Juif…

    Unknown.jpegUn bon fils est à la fois un portrait terrifiant et lucide (le père), une autobiographie qui raconte la naissance d’une personnalité (le fils) et un roman de formation qui montre comment, à partir d’une enfance abusée (coups, menaces, corrections diverses) on peut tout de même s’en sortir, et aller jusqu’au bout de sa liberté. «Rentrer dans l’intimité de notre famille, c’était comme soulever une pierre sous laquelle grouillent les scorpions. » Et Bruckner de soulever, l’une après l’autre, avec peur et fascination, toutes les pierres qui forment l’édifice familial…

    Né dans un famille « bilingue dès le berceau », ayant appris l’antisémitisme en même temps que le français, Pascal va chercher très vite à sortir de la geôle familiale. Par la maladie, d’abord, la tuberculose, qui l’obligera à fréquenter les sanatoriums des Alpes suisses (Leysin). Par ses études, ensuite, qu’il poursuivra à Paris, entre autres avec Roland Barthes, loin de ce père toxique et de cette mère qui « se punit pour punir son mari ». Les livres demeurent une arme sans égale contre la tyrannie et le meilleur moyen de chasser ses démons.

    « Comment sortir de son enfance ? Par la révolte et par la fuite, mais surtout par l’attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c’est d’additionner les dépendances ; la servitude, d’être limité à soi. »

    À la fois détestable et fascinante (un père reste un père !), la figure paternelle, longtemps tenue à distance, revient hanter son fils à la fin de sa vie. Son épouse est morte (en mourant, à ses yeux, elle est devenue une sainte !), il est grevé de dettes et il devient peu à peu un Diogène acariâtre et pouilleux. Pascal, en bon fils, va s’occuper de ce père encombrant à qui il conseille, malgré tout, de faire un Stefan Zweig — autrement dit : de se suicider…

    Chaque fils, qu’il le veuille ou non, devient un jour le père de son père. C’est inscrit dans nos gènes : le lot de notre humanité. C’est ainsi que Pascal, parfois désemparé face à ce père qui fanfaronne à l’hôpital, insulte les infirmières africaines et doit subir plusieurs amputations, ne lâchera jamais prise. Il accompagnera jusqu’au bout ce père qui rêve de « la domination mondiale de la race aryenne et du règne de la Bête de proie ».

    Magnifiques pages, à la mort du tyran, écrites par un fils qui refuse d’être le bourreau de son père. « Je n’ai qu’une certitude : mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. »

    Et enfin : « J’espère rester immortel jusqu’à mon dernier souffle. »

    Un grand livre.

    * Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014.

  • Les livres de l'année (4) : Reynald Freudiger et Albertine

    images-1.jpegC'est un livre épatant et drôle, illustré par les dessins d'Albertine, que nous donne Reynald Freudiger (né en 1979). On se souvient de son précédent recueil de nouvelles, Angeles**, qui a reçu, en 2011, le Prix du Roman des Romands.

    C'est un autre roman, plus prosaïque, que proposent Unknown.jpegFreudiger et Albertine : celui d'une enseignante au gymnase du Léman qui tente, comme beaucoup de ses pair(e)s d'inculquer la bonne parole littéraire à des classes sinon incultes, du moins très résistantes à la littérature…

    On suit cette courageuse enseignante, qui s'appelle Madame Pomme (hommage, en passant, au Monsieur Songe de Robert Pinget), à travers ses mésaventures quotidiennes, entre corrections et préparations de cours, formation continue sur la poésie romande (Philippe Jaccottet, bien sûr, what else ?) et prépartion d'un voyage d'étude. On admire son enthousiasme. On compatit à ses déboires. On bavarde avec elle devant la machine à café (élément essentiel de toute salle des maîtres). C'est fort bien observé et bien écrit, avec juste ce qu'il faut d'humour, qui n'est jamais complètement dérisoire.

    images.jpegL'intérêt, dans ce livre, c'est que les aventures très prosaïques de Madame Pomme dérapent presque continuellement dans la poésie. Grâce, en particulier, aux dessins magnifiques d'Albertine, qui poétise le quotidien, donne un visage et un corps aux personnages de Freudiger : la prose, parfois banale, porte en elle une dimension poétique qui l'exalte et la dépasse. C'est la grande réussite de ce livre drôle et émouvant, qui se lit à haute voix comme un livre d'images.

    * Reynald Freudiger, Angeles, éditions de l'Aire, 2009.

    ** Le Roman de Madame Pomme, avec des illustrations d'Albertine, éditions de l'Aire, 2014.