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Ecrivain de la comédie romande - Page 12

  • Roland Jaccard, le retour

    images.jpeg« Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage » : après avoir longtemps erré, du Japon à San Francisco, de la piscine Deligny au Café de Flore, Jaccard est de retour à Lausanne — son Ithaque. Exilé intérieur, il a quitté Paris qui ne ressemble plus à la ville qu'il a connue et aimée : ses amis proches ont disparu, l'édition est en ruine, il y règne un air de servitude volontaire, le politiquement correct s'impose un peu partout. Bref, il est temps de partir…

    Heureux lecteur ! Jaccard nous donne un de ces livres dont il a le secret. Cela s'appelle On ne se remet jamais d'une enfance heureuse*, et c'est un livre délicieux. En 1924, George Gershwin composait sa Rhapsodie en bleu ; Jaccard nous donne aujourd'hui sa rhapsodie en noir : un ensemble de textes courts, en apparence décousus (Jaccard adore les coqs à l'âne), mais qui forment un accord d'une rare cohérence. Et quelle musique ! Le style de Jaccard, précis, rythmé, fluide, est d'un cristal assez rare à une époque où les livres s'écrivent au dictaphone ou à la truelle. On y croise Woody Allen et Benjamin Constant, Louise Brooks et Max Pécas (des vieilles connaissances), on y discute avec Carl Gustav Jung et Sigmund Freud, mais aussi Alexandre Vinet et Guido Ceronetti, Stefan Zweig et Paul Nizon. Jaccard a toujours ce talent de chroniqueur qui faisait le bonheur des lecteurs du Monde de François Bott. 

    jaccard_couv_web-scaled.jpgN'allez pas croire que son livre est une promenade au cimetière des grands hommes (et grandes dames) du temps jadis : il est vivant et d'une actualité mordante quand Jaccard parle de Trump ou de notre goût pour la servitude volontaire : « Il est troublant de voir jusqu'où l'asservissement volontaire est plébiscité par des populations paniquées pour lesquelles l'idée même de liberté a perdu toute signification, comme si seule importait encore une forme de survie à l'image, tant elle est parlante, de Joe Biden se terrant dans sa cave pour mener une campagne électorale visant au premier chef à imposer le port du masque à chaque Américain. »

    Pour Hemingway, Paris était une fête, comme pour Henri Miller. Et Hervé Vilard dans l'autre siècle, chantait Capri, c'est fini. Jaccard chante aujourd'hui Paris, c'est fini. Il y a de la désillusion, mais aussi une forme de libération dans ce livre qui mélange si élégamment l'humour et la mélancolie, l'érudition et les humeurs du temps, le cynisme et l'analyse implacable de nos lâchetés. 

    2419449670.6.jpegJ'ai déjà dit ici le bonheur de lecture que constituait le Journal de Roland Jaccard. J'éprouve un même bonheur à lire sa rhapsodie évoquant les moments heureux de son enfance lausannoise — le sujet central du livre. Se remet-on jamais de ce bonheur ? Il laisse en tout cas des séquelles aussi profondes que le malheur qui marque certaines enfances — et, dans le cœur, une insondable nostalgie.

    * Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.

  • Paul Thévenaz, étoile filante (Jean-Pierre Pastori)

    images.jpegIl existe, dans le domaine de l'art, des destins fracassés, lumineux et injustes. C'est le cas du peintre et décorateur genevois Paul, dit Paulet Thévenaz (1891-1921), foudroyé à Chicago par une péritonite à moins de 30 ans. Jean-Pierre Pastori, grand spécialiste de danse, nous en restitue le parcours singulier dans un petit livre épatant*, publié chez InFolio, dans la collection Presto.

    À l'origine, rien ne destinait Paulet Thévenaz à ce destin d'étoile filante. Père enseignant (à la fameuse et redoutée école du Grütli à Genève) ; notes scolaires assez médiocres ; manque d'application dans la vie quotidienne. Et pourtant, très tôt, des dons de dessinateur et de caricaturiste. Et une rencontre essentielle, déterminante, celle d'Émile Jacques-Dalcroze, qui lui inculque les bases de sa théorie du rythme et du mouvement.

    Très vite, Genève devient trop petite pour lui, il se rendra en Allemagne, où la rythmique intéresse beaucoup de monde. Puis à Paris où il rencontre la fine fleur de la création contemporaine, imagine un projet de ballet avec Cocteau et Stravinski, dessine, peint, danse. images-1.jpeg Jean-Pierre Pastori rend à merveille l'atmosphère effervescente du Paris des années 10, véritable fourmilière d'artistes géniaux. Thévenaz y trouve sa place grâce à ses talents de dessinateur et de peintre, mais aussi d'artiste complet qui place la musique et la danse au centre de l'acte de création.

    La dernière partie de sa trop courte vie, Thévenaz la passera aux États-Unis, soutenu par plusieurs mécènes, fréquentant la bonne société de la côté Est, les rich and famous, parmi lesquels le poète Witton Byner, qui lui dédie sa Ballad Of A Dancer. Débauche d'activité : à New York comme à Chicago ou à Miami, Thévenaz peint, dessine, danse, décore, expose.

    Mais la mort l'attend au contour : une péritonite le foudroiera à Chicago, laissant ses amis stupéfaits et bouleversés. « Jean Cocteau dira de ce garçon ardent, débordant de vie, épris de liberté, que c'était l'une des plus belles âmes qui soient. »

    * Jean-Pierre Pastori, Thévenat, Formes et rythmes, édition InFolio, collection Presto (dirigée par Patrick Amstutz et Frédéric Rossi).

  • Hommage à Dimitri

    ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriIl y a dix ans, jour pour jour, le 28 juin 2011, je recevais un coup de téléphone de la gendarmerie française. Est-ce que je connaissais un certain Vladimir Dimitrijevic ? Bien sûr. C'était mon éditeur et mon ami. Pourquoi ? Il vient d'avoir un accident avec sa camionnette. Il est décédé. Votre nom figure dans les contacts de son portable. (Sur la photo, prise en 2004 lors de la remise du Prix Dentan pour L'Enfant secret, on reconnaît, à la gauche de Dimitri, Claude Frochaux, Rafik ben Salah et JMO)

    Trois ans plus tard, pour rendre hommage à Dimitri et raconter l'histoire extraordinaire de sa vie, j'ai publié L'Ami barbare. Jérôme Garcin, dans L'Obs, lui a consacré l'article suivant, que je reproduis.
    images.jpeg« Né yougoslave, naturalisé suisse, il est mort au volant de sa camionnette, qui était à la fois sa couchette et 
    sa bibliothèque. Il avait successivement grandi sous Tito, milité contre le système soviétique, frayé avec l'extrême droite, embrassé le nationalisme serbe et pris fait et cause pour Milosevic. Ses deux passions étaient le football et la littérature. Il pratiqua longtemps le premier en amateur et pour honorer la seconde, fonda, au milieu des années 1960, les Editions L'Age d'Homme. Il y publia les grands livres des grands dissidents (Vie et Destin de Grossman,  les Hauteurs béantes  de Zinoviev), les meilleurs écrivains suisses (Amiel, Ramuz, Cingria, Haldas, Chessex), et une flopée de têtes brûlées. Il s'appelait Vladimir Dimitrijevic. On le surnommait « Dimitri ». C'était une légende, c'est toujours une énigme.

    Trois ans après sa disparition, celui qui fut l'un de ses auteurs, Jean-Michel Olivier, prix Interallié 2010 pour L'Amour nègre, lui consacre un roman où tout est vrai, où tout est faux. Dimitri se nomme ici Roman Dragomir. Son cadavre bouge encore, devant lequel viennent s'incliner sept de ses amis qui, les uns après les autres, témoignent d'un moment de sa vie: l'enfance belgradoise, l'exil en Suisse via l'Italie, la naissance de sa maison d'édition, la guerre en Yougoslavie et la gloire du paria.

    Chose étonnante: plus on avance dans ce livre rythmé par des histoires d'ânes, pétrifiés ou bâtés, plus la biographie de cet homme semble s'éclairer et plus son mystère ne cesse de s'épaissir. ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriQui était vraiment cet éditeur célèbre installe dans «un pays de taiseux», qui ne répondait jamais au téléphone, ne payait ni ses fournisseurs ni ses auteurs, et dormait comme un SDF dans sa camionnette? Pourquoi ce fin lettré était-il si barbare et ce guerrier, si sentimental?

    Comment cet anticommuniste pouvait-il être soudain rattrapé par la nostalgie de l'empire soviétique? Quelles étaient donc les femmes de ce célibataire toujours habillé de noir? D'où lui venait cette propension à fréquenter en priorité des monarchistes, des anarchistes, des poseurs de bombes, des agents doubles, des insoumis?

    Dans une prose simple, sans graisse, protestante, Jean- Michel Olivier force volontiers le trait. C'est qu'il veut faire le portrait, et il y réussit, d'un « cheval fou », d'un « tyran magnifique », d'un franc-tireur insaisissable qui aimait les alcools forts, la viande rouge, les cigarettes américaines, les icônes du Moyen Age et les microfilms glissés dans les macarons à la pistache.

    ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriLe romancier d'Après l'orgie aurait pu intituler ce livre : Après Dimitri. Car c'est en réinventant la vie de son éditeur et ami qu'il en fait, traversant le siècle dernier, une véritable épopée, où le tragique frôle parfois le comique. « Un bon joueur, disait Vladimir Dimitrijevic, est comme Don Quichotte: il est bizarrement fait, maladroit, filiforme, mais il est un excellent footballeur. »

    Une manière, somme toute, d'autoportrait. Celui d'un Quichotte slave, dont Jean-Michel Olivier, fidèle jusqu'au bout, serait le Sancho Pança. »

    JEROME GARCIN

    article paru dans L'Obs N° 2614, du 11 au 17.12.2014