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Ecrivain de la comédie romande - Page 11

  • So long, Roland !

    IMG_4228.jpgEncore une nuit blanche. Comme toi, mon cher Roland, et comme Cioran, ton maître et ami, sorcier de l'insomnie. Pourtant, ces nuits ne sont jamais parfaitement blanches : elles sont pleines de fantômes. La mienne était peuplée de souvenirs — souvenirs de lectures et souvenirs des belles soirées passées chez Yushi, ta cantine coréenne (ou japonaise ?) à Paris. On y mangeait une fois par mois, et jamais avec les mêmes invités. Autour de toi, tu rassemblais avec malice des gens qui ne se connaissaient pas et qui pourtant s'entendaient à merveille. Steven Sampson, Robert Kopp, Marie Céhère, et tant d'autres dont j'ai perdu le nom. Tu versais du whisky dans ton bol de thé vert et nous trinquions à l'amitié et à la littérature. Nous n'avions pas besoin de masques ou de passeports sanitaires (choses que tu haïssais) pour rire et célébrer notre rencontre.

    Tes nuits, depuis longtemps, étaient peuplées de fantômes familiers. Il serait fastidieux de les citer tous — et d'ailleurs toi seul les connaissais intimement. Mais il y avait souvent Louise Brooks, Emile Cioran, ta mère viennoise et ton père lausannois (élève de Henri Roorda), Benjamin Constant (tu vénérais Adolphe) et bien sûr le diariste le plus connu au monde, et le moins lu : Henri-Frédéric Amiel — à qui tu portais une admiration sans limite.

    Tes nuits n'étaient pas blanches, mais déjà elles t'appelaient : et ces fantômes te tendaient les bras, comme pour t'inviter à traverser le Styx, un livre à la main, car les livres (quelle fécondité pour un homme paresseux comme toi !) étaient les pierres de ta maison.

    Comme Ulysse, tu es revenu au pays : Lausanne était ton Ithaque — seule manquait Pénélope.

    C'est là, dans les salons feutrés du Palace, que tu as écrit deux de tes plus beaux livres, publiés à Vevey, par un grand éditeur suisse, Michel Moret : Dis-moi la vérité sur l'amour* et On ne se remet jamais d'une enfance heureuse**. Je lis et relis ces textes cristallins où je retrouve ton désespoir et ton humour, ta finesse et ton goût du sarcasme, ton imagination et ton sens inouï de la synthèse. 

    « Je m'en vais. Prends le relais. » écrivais-tu, à l'aube de ce lundi funeste, à quelques amis proches.

    Tu es parti en laissant tes amis désemparés, mais tu as retrouvé tes fantômes, bien vivants, qui t'entourent et sont heureux de retrouver un complice fidèle. Tu as mené ta barque comme tu l'entendais, en homme libre, à travers les remous et les faux calmes plats, tirant ta révérence au moment où tu le désirais : tu as tenu parole une dernière fois.

    So long, Roland !

    * Roland Jaccard, Dis-moi la vérité sur l'amour, éditions de l'Aire, 2020.

    ** Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.

  • Une enfance enchantée (Françoise Matthey)

    images-2.jpegFrançoise Matthey est née dans les marges, en Alsace, cette terre aux confins de la France et de l'Allemagne (qui l'ont toutes deux occupée). Mais elle a passé une bonne partie de son enfance en Suisse, dans le Jura, où elle vit actuellement, et dans les Alpes vaudoises. Dans un beau livre au titre poétique, Feux de sauge*, elle parle de ses deux patries de cœur. C'est le récit d'une enfance enchantée, partagée, certes, entre deux terres, mais sans cesse en quête d'unité. 

    images.pngNous sommes en 2020, en plein confinement, le virus a encore plus d'un tour dans son sac. Recluse dans le Jura — une réclusion heureuse — Françoise Matthey revisite les lieux et les visages de son enfance. Très belle évocation de son père qui l'emmène à la pêche, lui fait découvrir collines et rivières, l'initie au mystère des abeilles. Et beau portrait, bien sûr, de cette mère discrète et efficace à la santé fragile. L'auteure fait la navette entre deux pays, deux époques, entremêlant les fils de la grande Histoire et de sa vie personnelle, les inondations en Alsace et les craintes du Covid, la guerre d'Algérie et les cascades somptueuses des glaciers. 

    « Couronnée d'étoiles, je parlais aux chamois, aux pierriers, aux fleurs, je parlais à mon père resté seul en Alsace et qui allait nous rejoindre sous peu, je parlais à Dieu, je parlais aux bûcherons dont le chant des tronçonneuses me parvenait des lointaines forêts… »

    Depuis l'enfance, la quête d'un langage à la transparence de cristal :

    « La voix de la poésie restaurait en moi le langage des sens, de l'essentiel, semblait l'autorité d'une source mystérieuse, source que j'accueillais là où le proche et le lointain, le chalet et le Moulin, étaient abolis, me rapatriaient dans une présence au monde, à la nature qui m'avait comblée dès l'origine et qui avait son langage propre. »

    La poésie est l'autre monde qui ne s'arrête ni aux frontières, ni aux époques de joie ou de douleur, ni aux péripéties éphémères du présent : Françoise Matthey nous invite à le retrouver, en nous et hors de nous, et à y séjourner pour notre plus grand bonheur. 

    * Françoise Matthey, Feux de sauge, collection Le Banquet, éditions de l'Aire, 2021.

  • Lassitude du siècle (Julien Sansonnens)

    images.jpegOn parle beaucoup, ces jours-ci, du dernier roman de Julien Sansonnens, Septembre éternel*, paru chez Michel Moret. À raison ! C'est l'un des romans les plus forts et les plus intelligents de cette rentrée littéraire. Un livre touffu et ambitieux, très bien construit, qui dresse une sorte d'état des lieux de la France périphérique d'aujourd'hui — radiographie sans concession du délitement d'une société autrefois triomphante. 

    L'intrigue est simple et magistralement menée : Marc Calmet (allusion à L'Ogre de Chessex ?), libraire dans le sud-est de la France, se rend à Paris pour vendre son affaire à un grand groupe de vente en ligne chinois qui a décidé de s'installer en France. Il a la soixantaine, deux enfants hors du nid, des amis dans la région, mais est gagné par une grande lassitude du siècle. Cet ancien militant socialiste s'est éloigné de son parti, obsédé par les luttes transversales, l'antiracisme, l'écriture inclusive et les revendications minoritaires. Depuis Mitterrand, la gauche s'est fourvoyée et perdue en chemin. Et il porte un regard sans pitié sur l'état de la France livrée aux loups de la mondialisation, de la finance internationale et des inégalités croissantes. 

    images-1.jpegC'est une sorte de road-movie que nous propose Sansonnens : Calmet décide de se rendre à Paris par les petites routes de campagne, en plusieurs jours, prenant le temps de passer au scanner les villages abandonnés, ou presque entièrement désertés par leurs habitants, partis, pour la plupart, dans les grandes métropoles où la vie est plus facile. L'auteur excelle à décrire les paysages somptueux que traverse Calmet, la nature triomphante, les forêts, les rivières, les ciels chargés d'automne. Bien sûr, le constat n'est pas rose : la globalisation, qui a rendu les villes si riches et si attrayantes, a laissé sur la touche toute la province oubliée, comme abandonnée à elle-même. L'analyse que nous livre Sansonnens, d'une précision chirurgicale, fait froid dans le dos : dans quelque temps, il ne restera rien de ces périphéries en ruine, simplement effacées de la carte de France.

    Le propos rappelle celui de Sylvain Tesson (Les chemins noirs**) parcourant à pied la France des sentiers peu battus. Un même constat rapproche les deux livres sur l'abandon de ces provinces par les élites parisiennes qui profitent largement des avantages de la mondialisation. 

    On pardonnera beaucoup à Julien Sansonnens — même d'avoir consacré tant de pages à Michel Sardou, que Calmet suit à la trace dans au moins quatre de ses concerts ! Mais Sardou — chanteur populaire catalogué à droite, mais du genre insituable — cadre bien avec la narration corrosive du livre. À titre personnel, je préfère Nino Ferrer, autre personnage du roman, qui me touche beaucoup plus.

    On ne raconte pas un road-movie : le périple de Marc Calmet, en même temps qu'une plongée dans la France d'en bas, est un voyage initiatique où celui-ci se découvre à chaque étape, par son regard sur le monde extérieur et par le flot des souvenirs qui l'assaillent, heureux ou malheureux, et qui lui donnent sa profondeur.

    « Le monde dans lequel je suis né n'existe plus : est-ce cela qu'on appelle vieillir. Je demeure comme retenu dans un mois de septembre éternel, dans ce peu que constitue désormais le présent, matériellement confortable et sans beaucoup d'intérêt. »

    Bref, un grand roman, épique, profond, d'une grande générosité, mais aussi plein d'humour. Une traversée du siècle qui laisse souvent le lecteur ébahi devant la force de cette démonstration et le constat sans concession qui en découle.

    * Julien Sansonnens, Septembre éternel, éditions d l'Aire, 2021.

    ** Sylvain Tesson, Les Chemins noirs, Folio, 2019.