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Ecrivain de la comédie romande - Page 15

  • Éloge de l'œil à travers Champs (Patrick Lopreno Gilliéron)

    images-2.jpegL'éditeur Olivier Morattel publie peu de livres, mais ce sont des livres qui comptent : Frédéric Vallotton, Pierre-Yves Lador, Florian Saegesser — et aujourd'hui Patrick Gilliéron Lopreno pour un somptueux ouvrage de photographie consacré au monde paysan, accompagné des textes de Slobodan Despot.

    Cela s'appelle  Champs*, et d'emblée le regard est capté par la force des images (et du texte) panoramiques qui ressemblent souvent à des tableaux (on pense à Ferdinand Hodler). On peut même y entendre la musique de Vivaldi puisque le livre se décline en quatre parties, au rythme des saisons. Et qu'il s'agit aussi d'un chant à la gloire de la nature et des hommes qui vivent en communion avec elle.

    Comme toujours, chez Lopreno, qui nous avait déjà donné un Éloge de l'invisible**, tout commence par des traces — ici, des traces de pneus dans la terre brune, plus loin les sillons d'une charrue presque à perte de vue. images-4.jpegC'est la première image d'une promenade dans des paysages magnifiques, encore intacts, presque déserts sous le ciel flamboyant, et d'une rencontre avec les gens qui y habitent, qui en prennent soin, mais que souvent on ne voit pas. Ces invisibles, ce sont les paysans, curieuse tribu qui cultive la terre ou nourrit le pays, peuple en voie de disparition, comme on sait, menacée de toute part par une globalisation triomphante qui ne connaît pas d'états d'âme.

    Il y a dans ces images très fortes un retour à la terre, mais aussi une quête des racines. On sent, chez le photographe comme chez l'écrivain, le besoin de se ressourcer, de retrouver la source vive de l'origine. images-1.jpegC'est pourquoi ces photos dépassent — et de loin ! — le simple souci esthétique (elles sont très belles) et documentaire (chaque image nous apprend beaucoup de choses) : elles sont la mémoire de la terre et en même temps une sorte de chant d'adieu à un monde qui s'efface sous nos yeux. Un monde magique, obscur, essentiel. Ces champs de brume, ces traces et ces sillons fertiles, ces sourires aussi d'hommes et de femmes attachés à la terre restent longtemps inscrits dans nos rétines. 

    images-3.jpegComme souvent, la photographie nous ouvre les yeux, quand le réel nous aveugle ou nous trompe. Il nous faut le regard du photographe pour aller sous l'écorce des choses, toucher l'os, la sève, le cœur vibrant de la nature. À travers Champs*, Patrick Gilliéron Lopreno explore cette faille dans les visages, les ciels, les paysages nus ou peuplés d'ombres fugaces — il nous rend visible un monde qui est le nôtre, mais que nous ne voyons pas.

    * Patrick Gilliéron Lopreno, Champs, texte de Slobodan Despot, Olivier Morattel éditeur, Dole, 2021.

    ** Patrick Gilliéron Lopreno, Éloge de l'invisible, Till Schaap édition, 2018.

  • Le funambule du livre (Pascal Vandenberghe)

    images.jpegIl y a des destins rectilignes et d'autres, plus tortueux, qui  semblent longtemps chercher leur voie. Celui de Pascal Vandenberghe, PDG de la librairie Payot, est de ceux-là. Enfance ouvrière (et ennuyeuse), scolarité difficile, étouffement familial. L'errance dure plusieurs années. Le seul diplôme réussi est celui d'ajusteur-mécanicien. À cent lieues du livre et de la librairie, dira-t-on. Et pourtant, abandonnant très tôt l'école, puis ses parents, Pascal Vandenberghe va forger son destin au fil des expériences et des lectures. 

    « En quittant l'école, je m'étais dit : ce n'est pas parce que tu sors du circuit scolaire que tu dois rester idiot et inculte toute ta vie. Alors j'ai pris la décision de faire mon éducation moi-même par les livres. J'ai commencé à lire sur le mode boulimique. »

    S'ensuit un véritable marathon qui le fera traverser la France de part en part : Metz, Rennes, Colmar, Lille, et gravir peu à peu tous les échelons de la librairie. La FNAC tout d'abord, puis l'édition parisienne (La Découverte), et enfin Payot, une chaîne de librairies à laquelle il va insuffler une nouvelle vie.

    images-2.jpegDans un livre d'entretiens avec l'écrivain Christophe Gallaz, Pascal Vandenberghe retrace son destin au long cours. Familiarisé, au fil des ans, avec tous les métiers de la librairie, il va faire preuve, très vite, d'esprit d'initiative, et se montrer même visionnaire. Son engagement sera sans faille et lorsque le groupe Lagardère, propriétaire de Payot, décidera de mettre en vente la chaîne de librairies, ce sera lui, encore, soutenu par Véra Michalski, qui deviendra l'actionnaire principal de l'entreprise.

    Dans la première partie du livre, Pascal Vandenberghe retrace les étapes de son parcours, en développant quelques idées qui lui sont chères, en particulier celle de « concilier l'éthique et l'économie ». Dans la seconde partie du livre, intitulée « La librairie est un sport de combat », il analyse plus spécifiquement la place du livre aujourd'hui face aux dangers qui le menacent (l'importance croissante du numérique, la vente en ligne, l'auto-publication, etc.). À ce sujet, Vandenberghe reprend certaines articles qu'il a publiés dans la presse romande. Le tout, qui a la forme d'un manifeste ou d'un pamphlet au ton vif et plein d'humour, est extrêmement convaincant. 

    * Pascal Vandenberghe, Le funambule du livre, entretiens avec Christophe Gallaz, éditions de l'Aire, 2021.

  • Un pavé dans l'amour (Roland Jaccard)

    images-2.jpegOn savait tout, déjà, de Roland Jaccard : son goût pour les jeunes femmes (de préférence asiatiques avec une petite frange) ; sa fréquentation des piscines estivales (Deligny, Montchoisi, Pully) ; ses amitiés ambivalentes (Michel Contat, François Bott, Gabriel Matzneff) ; son goût pour la paresse et le suicide, les aphorismes, les citations d'auteurs maudits ou inconnus ; ses maîtres à penser (Cioran, Amiel). On savait aussi qu'il avait dirigé une collection, devenue prestigieuse, aux PUF, en éditant Frédéric Pajak et André Comte-Sponville, entre autres. On savait tout cela, oui, et pourtant Le Monde d'avant (Journal 1983-1988)* nous le rend encore plus familier et passionnant.

    Ce n'est pas la première fois que RJ nous livre des fragments du Journal intime qu'il tient depuis près de 60 ans. Il nous en a déjà donné des miettes, toujours organisées autour d'un thème ou d'une rencontre, reconstruites, pourrait-on dire, par ce grand manipulateur cynique et enjoué qu'est l'auteur qui aime à revisiter ses souvenirs et ses amours passées (à la machine, dirait Souchon). Le Journal qu'il publie aujourd'hui, plus de 800 pages (!), est un véritable pavé dans l'amour. Et il se lit comme un roman.

    « Lorsque je m'analyse, je vois bien que je suis un homme qui digère mal, un homme de ressentiment, un homme fatigué qui ne goûte de la vie que ce qu'elle lui offre de funèbre, mais j'éprouve également vive nostalgie pour cette « grande santé nietzschéenne » qui nous fait dire « oui » à toutes choses et bénir chaque moment de notre existence. » 

    images-3.jpegCe Monde d'avant, qui comporte tous les défauts et les qualités d'un Journal intime (dont le modèle indépassable est le fameux Journal du genevois Henri-Frédéric Amiel**, 17'000 pages, souvent imité, mais jamais égalé), navigue entre la vie mondaine de l'auteur, ses amitiés, les anecdotes savoureuses, les réflexions profondes, etc. Bref, comme tout journal intime, celui de RJ cherche une cohérence dans une vie chaotique : l'essentiel étant de rester au plus près de ce noyau obscur (et instable comme le vif argent) qu'on appelle l'identité. 

    Si chaque diariste cherche dans le Journal intime qu'il tient fidèlement tous les matins un centre de gravité, le point d'ancrage de ce Monde d'avant c'est L. — autrement dit Linda Lê, la jeune femme avec laquelle il partage sa vie. Si le lecteur échappe à leur première rencontre (qui a lieu avant le début du livre), il suit pas à pas, jour après jour, et surtout nuit après nuit, les amours de ce couple interlope formé d'un grand adolescent cynique (de 42 ans) et revenu de tout, grand lecteur de Cioran et de Schopenhauer, amateur de nymphettes et de parties de ping-pong, et d'une très jeune femme qui veut devenir écrivain (et qui va devenir un très bon écrivain).

    Étrangement, quand on connaît le goût de RJ pour l'échec (une vocation) et les amours désenchantées, voire décomposées, il vit ici, dans ce Monde d'avant, une sorte d'état de grâce. images-5.jpegGabriel Matzneff lui rappelle souvent, d'ailleurs, la chance qu'il a de vivre avec un ange (en est-il conscient ?). Et ces pages, qui sont pourtant du pur Jaccard, relèvent aussi d'une sorte d'hymne à l'amour, joyeux et débridé — hommage sincère à une femme aimée qui sait le remettre à sa place : « Comme je demandais à L. quelle opinion les gens en général ont de moi, elle me répondit : « Si j'étais toi, je ne leur demanderais pas… » C'est pour ce genre de réplique qu'on aime une femme. » 

    Ce Monde d'avant, c'est le monde de l'amour et de Linda, le monde de la légèreté, des rencontres intempestives, des lectures importantes, des voyages à Vienne ou à Lausanne, et aussi des amitiés fidèles (car RJ est fidèle en amitié). Son père spirituel, on le sait, s'appelle Cioran, qui l'invite à dîner, lui fait lire les épreuves de ses livres, le complimente ou le morigène pour ses écrits. Ce sont de très belles pages que l'auteur consacre à cette complicité littéraire exceptionnelle. Il y a aussi Michel Contat, l'autre Suisse de Paris, le confident — le frère ennemi. Pas un jour sans qu'ils se téléphonent ou s'écrivent, partagent leurs soucis d'hypocondriaques, se vantent de leurs prouesses sexuelles (souvent imaginaires) ou déplorent la médiocrité intellectuelle qui s'installe en France avec l'arrivée au pouvoir des socialistes. Il y a encore François Bott, le responsable du « Monde des Livres » auquel RJ collabore en tant que chroniqueur depuis des années. On entre, ainsi, dans le cerveau du monstre, avec quelques figures de proue comme Bertrand Poirot-Delpech, Josyane Savigneau, Jacqueline Piatier, etc. RJ en fait une description à la fois comique et désabusée — et l'on voit à quelle sauce la littérature, française surtout, est accommodée pendant ces années-là (1983-1988). 

    Le Monde d'avant rend justice, également, à une amitié ancienne, devenue aujourd'hui inavouable. images.jpegL'été, RJ passe l'essentiel de ses journées à la piscine Deligny, cette ancienne piscine flottante amarrée à la rive gauche de la Seine et qui coula en 1993, où il retrouve Gabriel Matzneff (et parfois Vanessa Springora). Bains de soleil, parties de ping-pong, échanges de propos oisifs et blasés — l'air du temps de ces années-là est parfaitement restitué par la plume maniaque de RJ dont l'ambition est de parler des choses graves avec légèreté et des choses légères avec gravité. Une fois de plus, le diariste frappe juste, droit au cœur, aux tripes, avec le souci constant de la vérité — même et surtout si elle fait mal. L'auteur a le goût de la provocation et trempe souvent sa plume dans le vitriol.

    Curieusement, ce Monde d'avant, qui annonce l'entrée de la censure dans les journaux, la médiocrité à la télévision, l'insignifiance sur les ondes et dans la littérature, le règne aveugle de la morale à quatre sous et du politiquement correct, ressemble comme un frère au monde d'aujourd'hui. On dirait que nous n'en sommes pas sortis. Le grand mérite du Journal de RJ est de nous le rappeler : le monde change peu, le conformisme menace, la liberté perd des plumes chaque jour… 

    On peut lire ce gigantesque Journal comme le portrait à l'eau-forte d'une époque, avec ses beautés et ses vices, ses tentations et ses tourments, son insouciance et ses angoisses. On peut le lire enfin comme le mausolée d'un amour disparu, où flotte un parfum entêtant de nostalgie et de mélancolie, subtilement rendu par les mots d'un écrivain épris de vérité et de franchise. 

    * Roland Jaccard, Le Monde d'avant, journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.

    ** Henri-Frédéric Amiel, Journal, l'Âge d'Homme.