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Ecrivain de la comédie romande - Page 13

  • Du sang, du sperme et des larmes (Jean-François Fournier)

    images-2.jpegCe qui frappe, tout d'abord, dans Les Démons du Pierrier* de Jean-François Fournier, c'est la force du style.  Une langue précise, musicale, truculente, si rare en Suisse romande. Dès la première phrase, le lecteur est happé et  ne lâche plus ce court roman de genre (« gore ») parfaitement construit et écrit.

    « La glace a l'intérieur des carreaux mesurait un demi-centimètre et le poêle aux faïences d'apôtres n'y pouvait rien. »

    D'emblée, donc, la patte de l'écrivain. Il faut dire que Fournier, journaliste, directeur de théâtre, ancien rédacteur en chef du Nouvelliste, a roulé sa bosse dans le monde entier et nous a donné, déjà, plusieurs livres remarquables. En plus d'un essai lumineux sur le peintre viennois Egon Schiele, il y a bien sûr les romans, dont les deux derniers en date, Le Chien** et Le Village aux trente cercueils***, hantent encore les mémoires. 

    images-1.jpegDans cette nouvelle collection, « Gore des Alpes », où il côtoie Philippe Battaglia et Gabriel Bender, Fournier s'en donne à cœur joie, sans retenue ni fausse pudeur. On patauge dans le Mal, l'animalité primitive, les instincts déchaînés. Comme dans son précédent roman, le cadre est un petit village sans histoire, perdu au fond d'une vallée qu'on imagine valaisanne, où la folie gronde en sourdine. Des histoires se racontent, en cachette, à propos du curé, du président de la Commune, de deux propriétaires terriens qui font la loi, mais sans jamais la respecter, aussi abjects et monstrueux l'un que l'autre. 

    images.jpegDes jeunes gens vont disparaître (de préférence vierges et innocents). On va incriminer le Diable, personnage principal  d'un complot bien pensé, des flots d'hémoglobine vont se répandre dans la vallée, une enquête va être menée par un certain Barthélémy Constantin (fils de), les jeunes de la commune vont aller consulter une sorcière, la bien-nommée Lucie des Fers, des actes contre-nature vont être commis, des larmes vont être versées. Fournier n'a peur de rien : il puise aux sources des grands polars américains, de la littérature gore et gothic, en laissant libre cours à sa truculence naturelle, à son goût de l'excès, à son plaisir presque enfantin de jouer avec les mots et leur musique. Il y a du Rabelais chez lui, mais aussi du Chessex et du Houellebecq : c'est dans l'excès et la folie que la vérité se fait jour. Et quelle vérité !

    Les Démons du Pierrier sont une grande réussite. C'est un livre de genre (comme on parle de « films de genre ») mais aussi un roman musical et puissant : l'intrigue est saisissante ; les personnages à peine sortis de l'animalité ; le style à lui seul une raison de dévorer ce livre.

    Un jour, il faudra bien rendre sa place à Jean-François Fournier : l'une des premières parmi les écrivains de ce pays.

    * Jean-François Fournier, Les Démons du Pierrier, éditions Gore des Alpes, 2020.

    ** Jean-François Fournier, Le Chien, roman, éditions Xénia, 2017.

    *** Jean-François Fournier, Le Village aux trente cercueils, roman, éditions Xénia, 2018.  

  • Journal en miettes (Anne-Sophie Subilia)

    thumb-small_zoe_anne-sophie-subilia-8010.jpgD'un voyage dans l'archipel portugais des Açores, en 2015, Anne-Sophie Subilia a rapporté une sorte de journal poétique, diffracté, émietté, publié par les belles éditions Empreintes sous le titre énigmatique d'abrase*. Au fil des jours, des promenades dans la nature sauvage, l'auteure cherche à colliger les éclats de son être sans cesse menacé de disparition (on retrouve ici un thème cher à Sylviane Dupuis, qui fut son mentor à l'université de Genève). 

    Pour vaincre cette menace, et briser le silence, pas d'autre recours que le langage, avec ses failles et ses limites. 

    « dehors/ debout/ la bouche grenade/disant rien/ ne pouvant rien/ dire

    dans les murets se cache/ la forme brûlante/ de leurs questions »

    Dans cette solitude première, on sent l'appel de l'autre, toujours absent, dont il ne reste qu'une image ou un parfum.

    « ce qui existe

    les paysages/ les prairies illuminées/ l'enfoui

    temps froissé/ commetabac

    ce parfum/ sur nos doigts

    tenir une image transparente »

    Scandé en huit parties, ce long poème de l'émiettement cherche son centre, comme l'être qui traverse le temps fait de ruptures et de désir, de douleur et d'espoir. Avec ses mots minimalistes, l'auteure parvient à rendre compte de l'érosion de l'être.

    C'est ainsi qu'il faut comprendre le titre énigmatique, abrase*, qui dit l'usure et les blessures de ce cheminement singulier.

    * Anne-Sophie Subilia, abrase, éditions Empreintes, 2021. 

  • Metin Arditi et ses fantômes

    images.jpegMetin Arditi publie chez BSN, maison d'édition émergente et très intéressante, un recueil de trois nouvelles, destinées au théâtre ou à la radio. On retrouve les thèmes chers à cet écrivain prolifique qui convoque, ici, dans Freud, les démons*, ses fantômes familiers. 

    Il y en a trois. D'abord, le grand Sigmund, qui donne son titre au recueil, saisi à la veille de sa mort, sur son lit de souffrance (un terrible cancer lui disloque la mâchoire). Shooté à la morphine, pour supporter la douleur, Freud évoque quelques figures importantes de sa vie et son amour secret pour une femme qui a fasciné plus d'un homme (Schopenhauer, Nietzsche, Freud, Anatole France) : images-2.jpegLou Andréas Salomé. Freud nourrit encore le regret de ne pas s'être déclaré, d'être passé à côté de l'amour, une fois de plus.

    images-1.jpeg« Je me suis longtemps demandé si le propre des hommes n'est pas leur capacité à rater les occasions… Et même à les fuir, à grandes enjambées… Lorsqu'on se retourne sur sa vie, qu'on en tire un bilan, on devrait avoir le courage d'imaginer ce qu'elle aurait pu être. »

    Dans cette évocation mélancolique, on pense à Irvin Yalom (Et Nietzsche a pleuré, Mensonges sur le divan) et à Roland Jaccard, auteur d'un roman-biographie de cette femme exceptionnelle (Lou). Le crime suprême, pour Arditi, c'est de ne pas oser. De ne pas avoir le courage d'aller au bout de son désir.

    Le désir est présent, bien sûr, mais contrarié, mutilé, dans la deuxième nouvelle du recueil qui raconte le déclin d'un maestro, le grand chef d'orchestre Grégoire Karakoff qui, peu à peu, perd la mémoire et s'égare dans ses partitions. Dans cette nouvelle, Arditi, qui a bien connu le milieu musical, est très à l'aise pour décrire les avanies de l'âge (perte de mémoire, impuissance) et développe certains thèmes qu'il a traités dans d'autres livres. Son maestro est saisissant de vérité et touchant de sincérité.

    Le troisième monologue, le plus court, met en scène le père de Vincent Van Gogh, Cornelius, au cours d'un repas qui sera le dernier partagé par la famille, puisqu'il marquera la fin des relations entre un père tyrannique qui ne comprend rien à la peinture et un fils génial qui ne comprend pas la haine de son père. Là encore, il aurait suffi d'oser, et d'un peu de courage pour que le père se rapproche de son fils et essaie de le comprendre, au lieu de l'exclure du cercle familial.

    Trois monologues, écrits pour être dits, qui creusent les regrets, les remords, les impuissances de trois hommes en proie à leurs démons.

    * Metin Arditi, Freud, les démons, BSN Press, 2021.